Cette Étude de femme compte une dizaine de pages. C’est très peu pour du Balzac. D’ailleurs, ce n’est pas vraiment du Balzac : c’est du Bianchon. Vous connaissez Horace Bianchon, le médecin qu’on retrouve dans une quinzaine de récits de la Comédie humaine ? Et bien c’est lui qui raconte ici l’aventure de son ami Eugène de Rastignac. (Celui-là, vous avez dû en entendre parler.) C’est peut-être pour cela que l’écriture d’Étude de femme peut sembler si peu balzacienne : pas la moindre description de boudoir, pas le moindre historique de commode en acajou à se mettre sous la dent !
On ne sait pas tout de suite, d’ailleurs, que Bianchon est le narrateur : d’abord quelques « je » timides, puis son identité est dévoilée – sans que cela soit un coup de théâtre, tout juste une curiosité. Il connaît les deux protagonistes, car en plus d’être l’ami de Rastignac, il deviendra le médecin de la marquise de Listomère – à moins qu’il ne le soit déjà.
Horace est donc aux premières loges quand Eugène, en « jeune homme aussi modeste qu’il est étourdi » et qui « a de la grâce et de l’originalité, deux qualités rares parce qu’elles s’excluent l’une l’autre » (p. 172-173), envoie par erreur une lettre d’amour à la marquise de Listomère, rencontrée la veille au soir. La lettre était destinée à son officielle. La marquise, mariée à l’un de ces grands hommes falots qui pullulent chez Balzac, n’a pas encore « trente-six ans, époque de la vie où la plupart des femmes s’aperçoivent qu’elles sont dupes des lois sociales » (p. 171). Après avoir lu les premières lignes de la lettre, elle s’apprête à la jeter au feu, mais la curiosité, ou la « fantaisie » (p. 175), l’incitent à lire jusqu’au bout.
On s’arrêterait là, ça serait juste une histoire drôle. Un peu frivole, mais drôle. Un peu comme si un candidat à la mairie d’une grande ville envoyait un sexto et se trompait de numéro. Mais les personnages de la Comédie humaine savent généralement se tenir, et entre temps la cristallisation stendhalienne a commencé son œuvre chez la marquise. Ici ce n’est pas moi qui interprète, c’est Balzac qui le dit explicitement : « Un homme d’esprit, Stendhal, a eu la bizarre idée de nommer cristallisation le travail que la pensée de la marquise fit avant, pendant et après cette soirée » (p. 176).
Balzac, ou peut-être Bianchon. Et c’est là qu’est le sel du récit. Chronologiquement, tout a l’air de se tenir : Bianchon et Eugène nés autour de 1797, la première édition de De l’amour de Stendhal en 1822, l’intrigue d’Étude de femme en 1828. Mais alors comment expliquer ceci : « Eugène rougit. Il faut avoir plus de vingt-cinq ans pour ne pas rougir en se voyant reprocher la bêtise d’une fidélité que les femmes raillent pour ne pas montrer combien elles en sont envieuses » (p. 179) ? (On notera le style moraliste de la fin du passage.)
Qui parle ? Bianchon serait-il à ce point connaisseur du cœur humain ? Rastignac immature à ce point ? Il faut (re)lire Étude de femme comme un combat pour la parole entre un auteur qui veut tout expliquer et un narrateur qui ne peut pas avoir assisté à tout.