Thérapie collective par la fiction-panier.


Quand on referme ce livre, on ferme un véritable possible. Pas une histoire vraie, c'est sûr, pas une histoire réaliste et surtout pas dans le sens littéraire de ce mot. Eutopia c'est un grand « imagine » d'un copain très optimiste auquel on répondrait certainement « ça tient pas la route ton truc ». Sauf que là ça tient. Ça tient parce que c'est là. Ça vit, ça suit son court, ça s'emballe, ça redescend, ça refait le monde ou plutôt ça tente de le comprendre. C'est là la force d'Eutopia : rendre crédible un monde où tout le monde il est gentil. Ce qui rend ce monde crédible, c'est non seulement la chaire palpable de beaucoup de personnages, mais surtout le fait qu'eux-mêmes ne savent pas très bien comment leur monde tient la route. Ou plutôt, ils ne savent pas très bien comment les humains ont pu penser autrement qu'eux, ils ne comprennent pas cette époque où la propriété était un concept sacralisé et odieusement profitable.


Il y a dans ce procédé une sorte d'évidence. Il peut paraître original d'expliquer un monde imaginaire en grande partie par son incompréhension de la culture du lecteur. D'un autre côté c'est très déjà vu (comme ces sorciers qui se moquent des bizarreries des moldus). D'un ultime côté, ça semble le seul procédé possible car nous on n'explique pas notre monde tant on en est imprégnés, comme les personnages dans le leur. Une sorte d'évidence donc. Il n'y a que quelques chefs-d’œuvre qui parviennent à concilier l'originalité du monde décrit et cette espèce d'adhésion inéluctable du lecteur à la logique interne à ce monde.


Pourtant les couacs pourraient être nombreux. La famille et la parentalité n'existent presque plus, les couples sont très rares car « libres », les passions néfastes comme la jalousie sont quasiment éradiquées, de même que la connerie (gros morceau). Ces éléments sociaux seraient rédhibitoires pour beaucoup d'écrivains ou scénaristes sous prétexte de ne pas être naïfs. Dans l'exercice de l'écriture, quand on s'impose d'intégrer à l'utopie la bêtise, la jalousie, la violence, l'agressivité ou les soifs de pouvoir, alors l'utopie peine à ne pas devenir dystopie. Là, on s'y tient. Parce que Camille Leboulanger n'élude pas ces questions, il les soumet à critique dans des scènes du quotidien, dans de réelles réflexions par des personnages intellectuels et dans les tourments de son protagoniste même, qui se demande comment il peut ne pas être jaloux. On accepte alors que, dans Eutopia, l'Homme n'est pas un loup pour l'Homme.


Ça m'a tenu en haleine, je crois, l'attente de ce moment où j'allais dire « nan nan, là, j'y crois pas ». Et malgré quelques passages de doute, tout est passé. Tout était bien réel (à part quelques détails et omissions). Ça donne à réfléchir notre époque, comme toute bonne SF, mais un vrai risque a été pris ici en s'attaquant au principe de propriété. Indiscutable chez nous, incompréhensible là-bas. C'est ça qui marche. On peut bien trouver tous ces citoyens un peu à l'ouest (vu les quantités de beuh qu'ils s'envoient aussi...) mais ils ont en commun avec nous d'adhérer à un certains nombre de principes fondamentaux dont ils ne sont pas à l'origine et qu'ils n'ont pour la plupart pas pris la peine de remettre en question. Ici, ils adhèrent à un texte, la déclaration d'Antonia. Et c'est en les voyant débattre sur ce texte qu'on peut enfin en venir à se dire que nos principes à nous, notamment la propriété privée ou la cellule familiale, ne reposent eux aussi que sur des fictions. Des textes, des réflexions, des impératifs sociaux, des histoires, bref, des abstractions. Alors on écoute encore plus attentivement tous les personnages de ce roman.


Il est tentant de jouer à l'intellectuel politisé ici et de dire que le salaire à vie de Bernard Friot peut faire un monde vraisemblable mais en réalité c'est la romance qui m'a tenu tout au long de ce récit. Umo, le protagoniste, est obnubilé par ses histoires de cœur et c'est ça qui mène la danse. Camille Leboulanger étant fan d'Ursula Leguin, il n'a pas dû échapper à la proposition de la « fiction-panier » par la célèbre autrice des Dépossédés, à qui Eutopia doit beaucoup et dans laquelle elle explique que nos histoires racontent très souvent une forme de héros parti chasser un mammouth avec son arc au péril de sa vie pour le ramener glorieux à sa tribu alors que la survie de nos ancêtres doit bien plus à la confection quotidienne, lente et attentionnée de contenants de toutes sortes. LeGuin oppose alors la « fiction-flèche » à la « fiction-panier ». Eutopia fait le choix de la biographie, qui a ses codes propres loin du mythe ou de l'aventure, pour autant la biographie n'échappe pas aux impératifs narratifs du parcours du héros. Ici, on ne suit pas un héros promis à un destin hors du commun ou même à une personne « normale » qui se démène pour une vie « normale ». On suit un lambda qui va vivre quelque chose de commun dans un monde où c'est plutôt facile car chacun est libre de ses choix et est même payé pour ça. Umo, le commun, va d'ailleurs faire du commun, enrichir et chérir le commun. Là-dedans, on se plaît, nous aussi, à attendre que la dame de ses pensées daigne venir le voir et à voir ses rencontres se muer en amitiés et en relations charnelles. Quand les gestes du quotidien prennent la place de l'intrigue pour nous tenir en haleine, on est, selon moi, dans une fiction-panier.


Non seulement c'est une bonne romance, mais le sentimental est au service de l'utopie. En effet, quand on suit les tribulations amoureuses d'un personnage, c'est souvent un personnage qui en a les moyens. Dans une société où personne ne se demande plus comment il va manger ou dormir ni ne va se forcer à garder un travail qui ne lui plaît pas, alors les esprits peuvent enfin se perdre dans les tourments sentimentaux. L'amourette n'est plus un truc de classe moyenne à bourgeoise mais un truc généralisé et respecté socialement. C'est encore plus poussé que si on avait un droit au « congé pour rupture ou amour transi ». Il est donc fort à-propos d'en faire le fil rouge de cette histoire.


Il y a une proposition d'écriture inclusive (ou non-exclusive) qui est très pertinente. Dans ce futur, les pluriels mixtes s'emploient au féminin à souhait et les participes présents s'accordent avec le sujet féminin. Ça donne des choses étranges mais qui n'entravent pas la lecture. Et puis, le féminin prenant enfin dans la langue une place équivalente à la moitié de la population qu'il représente aide grandement à dessiner cette société égalitaire. La science-fiction est un terrain connu pour ce type d'expérimentation mais ces propositions viennent souvent de romans anglophones et souffrent alors des difficultés de transposition au français. (Je pense ici à Terra Ignota d'Ada Palmer ou aux Chroniques du Radch d'Ann Leckie.) L'exercice ici parce qu'il donne à voir que le neutre féminin peut servir la fluidité de la lecture. Ce faisant, il sert brillamment la construction de ce monde.


On peut ajouter à cela, la quasi-absence de pronoms possessifs, témoins d'un autre rapport à la propriété ancré dans le rapport aux objets de tous les jours et dans la langue.


Enfin, il y a les noms. Les patronymes n'existent plus et si certains noms peuvent sonner familier, la plupart sont inventés et il est presque toujours impossible d'en déterminer une origine ethnique. Cela, allié à la grande rareté des descriptions physiques, invisibilise les couleurs de peau et ajoute donc à l'inclusivité. Le racisme dans la société antonienne, n'est pas une question. Les villes sont traitées de la même manière. Bien que l'on devine les paysages français, il est difficile de trouver une origine chrétienne ou simplement latine aux villes que parcourt le protagoniste. Iliat serait-elle celle qu'on appelait autrefois Paris ? Libre à nous de le croire et de s'accrocher aux descriptions des lieux pour le penser, mais aucune confirmation ne nous sera donnée. La petite idée est là aussi fondamentale car dès lors ces choix de noms nous placent dans un environnement aussi exotique que familier. Une société bien différente dans une géographie bien connue.


Ce que propose Camille Leboulanger, c'est une utopie pure et simple, pour un moment agréable et plaisant autant que pour nourrir notre imaginaire d'un avenir souhaitable. Mais pas que. Son intention ne repose pas sur la croyance en la bonté immanente de l'être humain, ce sur quoi il est tentant de penser que reposent les utopies. Il nous incite plutôt à envisager nos passions négatives comme issues de notre système de croyance et de gouvernance plutôt que constitutifs d'une soi-disant « nature humaine ». Alors, un modèle de gouvernance « bon » donnerait donc des humains « bons ».


Tout cela fait d'Eutopia une lecture sereine et agréable. Une fiction-panier donc, dans laquelle on recherche simplements de bons moments. Les pages se tournent sans lassitude aucune et l'on peut même se surprendre à économiser sa lecture pour faire durer le plaisir, car le retour au réel, on le sait, sera d'acide et d'amer.


Pequignon
9
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le 2 avr. 2023

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