Je ne reformulerai pas ici les différentes objections quant au fait d’évaluer des textes fondamentaux d’une religion et d’en publier des critiques sur un site participatif : voir ma critique de l’Évangile de Mathieu.
Mais je persiste à penser qu’on peut goûter ces textes sans être croyant pour autant, à plus forte raison dans la « traduction des écrivains » publiée par Bayard – pour Marc, c’est Emmanuel Carrère qui s’y est collé. Pas étonnant que le Diable y soit appelé « l’Adversaire ». Un peu plus surprenante, une phrase comme « Quelle engeance ! Exiger un signe ! Plutôt crever ! » (Jésus à propos des Pharisiens, 8,12).
Je m’étendrai un peu plus sur les implications de la lecture intégrale de récits dont on connaît les moments-phares : lire les Évangiles – comme voir Cyrano dans une version complète, lire les aventures d’Alice de Lewis Carroll ou le Pinocchio de Collodi – permet au lecteur de resituer du connu dans de l’inconnu. Or, sans que la contextualisation des épisodes de la vie de Jésus ne débouche ici sur un changement radical de point de vue du lecteur, il ne peut pas être mauvais de voir que l’histoire de Jésus ne se limite pas davantage à un abus judiciaire que Cyrano ne se limite à la tirade des nez, Alice à la poursuite d’un lapin blanc ou Pinocchio à un nez qui grandit.
Cela dit, rétrospectivement, la mort de Jésus peut aussi être lue comme un abus judiciaire, ou plus exactement comme un empiétement du pouvoir politique sur le pouvoir judiciaire. Une telle lecture est absolument déplorable si l’on considère – à raison – que la notion de séparation des pouvoirs n’a aucun sens dans la Judée des années 30, et qu’à ce titre on condamne l’anachronisme. Du reste, elle tient probablement de l’hérésie. Mais si l’on envisage les contes et les légendes à la façon de Borges, qui n’est pas la pire des façons, pourquoi s’en priver ?
C’est que chacun trouve son compte dans les Évangiles. Tel lecteur érudit axera sa lecture sur les différents idiotismes qu’on trouve çà et là. Tel croyant y cherchera du réconfort. Tel lecteur sans aucune instruction religieuse voudra connaître la fin. Tel enfant – l’épisode est véridique ! – à qui l’on raconte que Jésus est ressuscité trois jours après sa mort s’étonnera : « Mais il devait puer ! »
Ces lectures ne sont pas incompatibles. Aucune ne me semble regrettable. (Il est vrai qu’on ne trouve pas chez Marc de verset aux implications aussi funestes que Mathieu 27,25.)
Pour ma part j’ai pris plaisir à découvrir chez Marc cette figure d’un Jésus incompris, même de ses disciples, en colère contre eux et « triste aussi qu’ils aient le cœur si dur » (3,5). Mais comme personnage de récit, je l’ai trouvé moins riche que le Jésus de Mathieu, qui me paraissait plus ambigu, moins en force. Et je continue à m’interroger sur ce « jeune homme [qui] le suivait, nu, enveloppé dans un drap. On se saisit de lui, mais il abandonna le drap et s’enfuit, nu » (14, 51-52). Qui est-il ? Pourquoi fait-il cela ? Marc a-t-il une idée derrière la tête en parlant de lui ? Qu’est-ce que cela veut dire ?
On se pose les questions qu’on peut.