On pourrait imaginer une adaptation cinématographique fidèle de Ferragus, chef des dévorants, sans dialogues mais dans laquelle une voix off se chargerait des parties axiomatiques du texte, tandis que l’image montrerait les aventures des personnages. (Est-ce à dire qu’on obtiendrait une œuvre intéressante ? Ça donnerait peut-être quelque chose comme un film d’éducation sociale, à diffuser en classe de techno…) De fait, le début de Ferragus met en lumière une des caractéristiques de La Comédie humaine : Balzac y illustre des considérations générales – sortes d’axiomes psychologiques et sociaux – par des cas pratiques particuliers – c’est-à-dire par la fiction.
J’étais assez fier de m’être fait cette remarque, tout seul, comme un grand, jusqu’à ce que je lusse (hé oui...), dans la postface de l’édition pré-originale, que Balzac envisageait ce roman comme une « aventure […] dans le récit de laquelle les digressions étaient en quelque sorte le sujet principal pour l’auteur » (p. 904 en « Pléiade »).
Dira-t-on pour autant que l’intrigue elle-même manque d’intérêt ? Elle est mince, cette histoire : Auguste, amoureux secret de Clémence (la femme de Jules), découvre un jour que celle-ci va très régulièrement dans un taudis d’une rue malfamée, rendre visite à un homme... De l’ange à la catin, surtout chez Balzac, il n’y a qu’un pas : Mme Jules aurait-elle trébuché ?
Il faut reconnaître que l’auteur sait ici entretenir son suspense, et les maniaques des courants littéraires et des essentiels d’un auteur chargés de publier des éditions scolaires en seront pour leurs frais : avec Ferragus, chef des dévorants, on est plus près d’Alexandre Dumas et du roman d’aventures que du sinistre nomenclateur de meubles auquel on réduit souvent Balzac. Ce récit rappelle que quand Balzac passe dix pages à décrire une façade, ce n’est pas parce qu’il ne pourrait pas faire autrement, ou pas s’en empêcher.
Un exemple ? « Et cet amant attendait. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnut alors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore » (p. 799). Trois lignes, quatre phrases dont chacune compte, un laconisme presque digne des Éditions de Minuit, un oxymore un peu superficiel (« un siècle de vingt minutes ») et une formule beaucoup plus profonde, parce qu’il y a toute la solitude inquiète d’un homme dans cet étrange attelage : « voulut douter ».
De façon plus générale, Ferragus est même un des récits qui battent le mieux en brèche l’image d’un Balzac un peu bourrin, sinon épais, incapable de se contrôler et incapable d’humour. « “Si elle trahit son mari, nous nous vengerons”, dit Auguste. / Il y avait encore de l’amour dans le si… Le doute philosophique de Descartes est une politesse par laquelle il faut toujours honorer la vertu » (p. 804) : il me semble qu’il y a ici quelque subtilité qu’on associe trop rarement à l’auteur.
Autre chose qui m’a marqué, c’est que sous ce vernis de récit enlevé, avec filatures, faux accident, vrai sabotage et coups de théâtre, l’œuvre est extrêmement pessimiste. Chez Balzac, quand on agit exclusivement par amour, on meurt ; quand on se mêle d’affaires qui ne devraient pas nous regarder, on meurt ; et quand ceux qu’on aime meurt, il reste la folie et la solitude.
Il y a dans Ferragus, chef des dévorants quelque chose des histoires tragiques du XVIIe siècle.