Dans ce roman au titre frappant, la chinoise Fāng Fāng explore une longue période de troubles successifs dans son pays. Tout en faisant sentir l’ambiance générale, elle s’attache aux destins de quelques personnes et familles, entre souvenirs qui remontent péniblement à la surface et tentation de l’oubli.
Le roman commence avec le sauvetage d’une jeune femme, repêchée dans une rivière juste avant de s’y noyer. Revenue à la conscience, elle est malheureusement amnésique. Sur quelques indices, le docteur Wu qui la soigne, décide de la nommer Ding Zitao. Celle-ci accepte de servir de bonne dans une maison que lui trouve le docteur. Bien des années après, celui-ci est étonné de la trouver toujours au service de la même famille. Devenu veuf, le docteur Wu épouse Ding Zitao et c’est un mariage d’amour qui voit la naissance de Qinglin. Ce dernier exprimera son amour filial tout au long de la partie du roman qui le concerne et dont il devient le personnage central en tant que narrateur. Qinglin comme son père sont obsédés par le passé toujours mystérieux de Ding Zitao. Celle-ci pourrait être issue d’une famille de bonne condition, car elle connaît le grand classique (ensemble long et raffiné) de la littérature chinoise qu’est Le rêve dans le pavillon rouge, au point d’en citer et reconnaître des extraits.
Les niveaux de l’enfer
Par amour filial, dès qu’il en a les moyens, Qinglin installe sa mère dans une maison qu’il lui offre. Malheureusement, à peine entrée dedans, Ding Zitao demande de quelle maison il s’agit (comme si elle se référait à son passé) avant d’entrer dans un état de léthargie dont elle ne ressortira jamais avant sa mort. Par contre, et même si la narration laisse constamment planer le doute, dans sa tête les souvenirs de son ancienne vie remontent. Après ce qu’elle décrit comme une longue chute, elle remonte par paliers successifs qui sont désignés comme les niveaux de l’enfer.
Le choix des funérailles molles
On comprend donc les origines de la jeune femme. Surtout, on réalise à quoi elle a été confrontée. Encore jeune, elle a dû assumer un rôle pour lequel elle n’était pas préparée. C’est son beau-père qui a tout décidé dans l’urgence. La famille Lu (rien à voir, on s’en doute, avec les petits beurres nantais) était visée par une « séance de lutte ». En tant que chef de famille, il a alors décidé d’un suicide collectif par le poison pour échapper à la torture et à l’exécution. Pour l’honneur de la famille, la jeune femme (originaire de la famille Hu), fut désignée pour enterrer tous les morts avant de prendre la fuite par un passage secret (et donc continuer de vivre). Mais, bien entendu, elle n’avait ni le temps ni les moyens (et encore moins la sérénité) de faire quelque chose de satisfaisant. C’est ainsi que l’on apprend (tardivement) ce que sont des funérailles molles, désignées ainsi car elles n’assurent pas la paix de l’âme selon les croyances chinoises.
Aspect historique
Bien entendu, la remontée des enfers que revit Ding Zitao par étapes détaille ce moment crucial de son existence, en faisant sentir les relations entre les différents membres de la famille et en mettant à jour la raison qui fait planer la menace de cette séance de lutte sur la famille Lu. Le point crucial abordé par ce roman très ancré dans la réalité historique est la réforme agraire, d’actualité en Chine dans les années 50. Cette réforme s’accompagnait de redistribution des richesses, ce qui est toujours particulièrement délicat. Ainsi, au cours de cette période, il était particulièrement mal vu d’avoir des possessions. Parmi les possessions visibles, on trouve évidemment toutes les constructions, mais aussi tous les terrains. Toutes choses qu’on n’abandonne qu’à regret et la période vit éclater de vives tensions.
Une séance de lutte
Pourquoi donc cette séance de lutte et en quoi consiste-t-elle ? Plusieurs générations auparavant, la famille Lu a fait fortune dans l’exploitation de la culture du pavot. De ce fait, elle possède une vaste demeure et entretient de la domesticité. À cause d’une jalousie, la famille est désignée pour une séance de lutte. Concrètement, les victimes ainsi désignées sont soumises à une sorte de vindicte populaire assez aveugle, qui autorise un défoulement agressif vis-à-vis d’anciens propriétaires terriens. L’époque étant à la redistribution des biens, ces séances tournent presque systématiquement à une torture qui va jusqu’à l’exécution sommaire. Et puis, une fois qu’une telle séance est programmée, les personnes désignées sont surveillées et ne peuvent plus s’échapper.
Une fiction poignante
On devine progressivement la nature du drame que Ding Zitao a subi, justifiant largement que son esprit se soit réfugié dans l’amnésie pour pouvoir survivre. La construction du roman permet une prise de conscience progressive de la complexité du drame d’ensemble subi par la population chinoise. Ceci dit, Fāng Fāng prend bien soin de proposer une fiction avec des personnages issus de son imaginaire. Elle intègre de façon poignante à son intrigue, de nombreux points qui appartiennent à l’histoire de son pays. Je pense par exemple à la période de lutte contre les bandits où on comprend qu’une frange de la population s’est laissé convaincre que c’était la seule voie pour vivre dans des conditions matérielles satisfaisantes, malgré les risques et la marginalisation. Cette période est également montrée comme une phase où la famille Lu a cherché à se reconstituer une honorabilité durable.
Troubles en cascades
Fāng Fāng construit son roman par chapitres de longueurs raisonnables qui apportent à chaque fois des éléments nouveaux, en particulier sur ses nombreux personnages. Et elle entretient le doute sur la relation que chacun.e entretient avec le passé. Que se passerait-il si Qinglin mettait sa mère face à des points qu’elle ne pourrait que reconnaître ? De même, la famille Lu (du moins le chef de famille) est montrée en train d’évaluer les chances de sa famille de se sortir de cette séance de lutte qu’elle considère comme une impasse. Est-ce que les actions positives de la famille peuvent quand même être prises en compte ? Fāng Fāng montre qu’en temps troublés, une vengeance peut se mettre en place de manière fulgurante, à la faveur des circonstances. Alors, il n’y a pas grand-chose à faire pour s’y opposer.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné