Les fans de tennis d’aujourd’hui ne sont pas à plaindre. Notre sport connaît actuellement un âge d’or, représenté comme il est par des joueurs d’ores et déjà légendaires qui l’ont porté à un niveau encore jamais vu. Les duels d’anthologie de Roger Federer et Rafael Nadal, la régularité insolente de Novak Djokovic depuis quelques années et la ténacité remarquable d’Andy Murray font de ces quatre monstres de parfaits ambassadeurs pour le sport.
On peut toutefois regretter une certaine uniformisation des styles de jeu. Si les affrontements de Federer et Nadal, exemples indépassables de perfection, sont infiniment supérieurs à ceux, plus modestes de Djokovic et Murray, c’est surtout du fait de l’opposition fascinante entre deux styles de jeu diamétralement opposés, et deux personnalités aussi attachantes et charismatiques que différentes. La nonchalance et la classe incarnée sur le court, la confiance en-dehors (la prétention, diront les esprits chagrins), face à un courage surhumain et à une timidité maladive.
Les simagrées du serbe et les litanies d’injures de l’écossais (souvent dirigées contre lui-même, cela dit) manquent un peu du panache des joutes de leurs aînés.
Si l’on remonte dans les années 1980, on trouve une autre période "dorée" du tennis. Les styles étaient plus variés : les inlassables contreurs de fond de court à la Borg, les attaquants tels Edberg, les forces de la nature (Becker) ou encore les magiciens (McEnroe)… Le jeu était également moins policé, les personnalités étaient sans doute plus ombrageuses (et plus bruyantes), et les rivalités, plus acides.
C’est dans cette décennie qu’a joué Brad Gilbert, un modeste américain sans capacités ou talent particulier pour le jeu. Professionnel de bon niveau, sans réel coup fort ni point faible criant, Gilbert a su conquérir un palmarès assez riche et battre des joueurs bien plus doués. La clef de son succès ? Une extraordinaire préparation : une analyse rigoureuse des habitudes de ses adversaires (réguliers ou occasionnels), une mise en place d’un plan de jeu adapté, et une détermination infaillible à entrer sur le court pour se battre, et pour gagner.
Dans son livre, Gilbert explique sa méthodologie et surtout en quoi ses méthodes peuvent s’appliquer au joueur de tennis occasionnel, quel que soit son niveau. Il ne s’agit pas d’un ouvrage pour apprendre à jouer au tennis. Il n’y donne pas de conseil miracle pour réussir son revers à une main (hélas) ou claquer des aces. En revanche, le livre est très intéressant en ce sens que les points soulevés par Gilbert vont au-delà de simples conseils de "bon sens" ; ce sont des méthodes souvent assez faciles à mettre en œuvre mais auxquelles le joueur occasionnel ne pensera pas nécessairement. Le tout forme un ensemble exhaustif et parfois un peu excessif pour qui se contente de taper la balle avec les copains. Mais, dans tous les cas, la lecture est très intéressante.
Pour le fan du sport et de l’histoire du tennis en particulier, la dimension la plus passionnante de l’ouvrage réside dans les anecdotes que livre l’auteur sur ses prestigieux contemporains. Mais, là encore, l’analyste exceptionnel qu’est Gilbert ne se contente pas d’énumérer les histoires. Il y apporte son regard d’expert et explique en quoi les attitudes de certains joueurs, au-delà de divertir le public, constituaient en réalité de redoutables techniques visant à bouleverser la dynamique de la partie. Les légendaires colères des Connors ou McEnroe, par exemple, étaient autant d’artifices parfaitement maîtrisés pour déstabiliser leurs adversaires et reprendre l’initiative au cours d’un match mal embarqué. Le calme terrifiant d’Ivan Lendl masquait une capacité formidable à contrôler le rythme du jeu, quitte à jouer la montre s’il n’avait pas la main haute !
Ouvrage indispensable pour le fan de tennis et le joueur occasionnel, « Winning Ugly » est une lecture passionnante, au style efficace, qui offre également un regard interne sur le monde redoutable du tennis professionnel de très haut niveau des années 1980, vu par un contemporain.