Est-ce l’histoire d’un ange, ou bien celle d’un fou ?
Korim, historien dans le service d’Archives d’une petite ville au sud de Budapest est frappé à quarante quatre ans par une évidence : le fait qu’il ne comprend rien au monde, qui lui semblait pourtant clair jusque là, une réalité si complexe qu’elle devient soudainement totalement illisible. Il commence à avoir des maux de tête, à être frappé d’amnésie, et a l’impression – au sens propre – qu’il va perdre la tête, que celle-ci va se détacher de son corps.
Malgré tout, cette vie vidée de sens, et l’impossibilité de comprendre le monde lui procure une grande liberté, et la découverte d’un manuscrit anonyme dans les archives de sa ville va lui donner un destin : se rendre dans ce qui est pour lui le centre de ce monde, New-York, pour que ce texte, qui l’a bouleversé et qu’il ne cesse de relire, devienne accessible au plus grand nombre, avant de pouvoir lui-même en finir avec la vie.
« l’idée lui était soudain venue de retranscrire le manuscrit dans la mémoire créée par des milliards d’ordinateurs, laquelle, face à l’amnésie généralisée de l’humanité, était devenue une île provisoire d’éternité… »
Cet homme innocent, qui sur son chemin se livre sans arrière-pensées, et semble toujours à la merci d’un passant habité de mauvaises intentions, avance vers son destin, le partage de ce manuscrit, que l’on découvre tandis qu’il le résume à la compagne du hongrois qui l’héberge à New-York. Ecoutant le récit, mais écrasée par la violence de sa vie quotidienne, elle reste immobile, telle une statue de marbre qui lui montre son dos, imperturbable face à l’histoire de quatre hommes, eux aussi des anges, témoins de la violence sans fin et de l’effondrement du monde, et rapporteurs de l’incroyable ingéniosité des créations humaines, une fiction énigmatique et pour Korim d’une beauté sans égal.
Évoquant Kafka, Bernhard et Boulgakov, Guerre & Guerre est un roman vertigineux, opaque, qu’on a l’impression de lire dans un état d’hypnose, qui nous accule face à un monde violent et désespérant impossible à comprendre, mais qui nous montre aussi, par l’étrangeté du texte et l’effroyable richesse de la pensée, que la fiction est plus forte que la réalité. Comme le manuscrit découvert par Korim, on pourra sans doute relire Guerre & Guerre des dizaines de fois avant d’en percer tous les mystères, un roman qui réussit « à retranscrire l’insoutenable tension entre le monumental et son tout petit créateur ».
«…depuis qu’il avait réalisé, une prise de conscience radicale et capitale pour lui qui avait pris forme au cours des derniers mois, que l’Histoire constituait la preuve, si ce n’était la plus affligeante, du moins la plus amusante, de l’impossible accès à la vérité, tout ce qu’il avait, en tant qu’historien local, accompli afin d’éclaircir, d’établir, de perpétuer, et de protéger cette Histoire, lui avait en réalité permis d’accéder à un état de liberté exceptionnel, car lorsqu’il fut en mesure d’affirmer que les sources de cette Histoire – dont l’origine était aléatoire et la finalité souvent traitée avec cynisme – constituaient un singulier mélange de souvenirs et de vérités, de connaissances réelles ou fictives du passé, d’erreurs, de mensonges, d’exagérations, d’extrapolations, de fidélité ou d’infidélité aux dates et données chiffrées, d’interprétations justes ou erronées, de suggestion, de subjectivité, alors, son travail aux archives, ou, comme ils disaient là-bas, le classement méthodique des documents, quel que soit le type de classification, devint la liberté même, puisque peu importait la nature de son travail, peu importait qu’il s’occupât de classement courant, intermédiaire, ou particulier, peu importait la matière à inventorier, quoi qu’il fît, quelle que soit la section de ces près de deux mille mètres de labyrinthe de documents qu’il eût à traiter, il se contentait simplement de maintenir l’Histoire en vie, pourrait-on dire, mais s’il passait toujours à côté de la vérité, le fait d’en être conscient lui apporta une assurance totale, une sérénité, une stabilité, voire même, dans un certain sens, une forme d’invulnérabilité, c’était comme si, après avoir reconnu que son travail était inutile puisque dénué de sens, ce manque d’intérêt et de sens recelait une mystérieuse et incomparable douceur…»