Hamlet-machine
7.8
Hamlet-machine

livre de Heiner Müller (1977)

« Hamlet-machine" est l'une des pièces les plus marquantes de la fin du dernier siècle. Au-milieu de la fournaise théâtrale des années 80, où se déchaînaient Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Hervé Guibert, la grande lueur vient en fait d'Allemagne de l'Est ; mais les pièces d'Heiner Müller, comme celle-ci, seront joués en France, où il obtiendra ses premiers succès, jusqu'à la chute du Mur, après laquelle il prendra la direction du fameux Berliner Ensemble, fondé quarante années plus tôt sur mesure pour Bertolt Brecht.


Ce recueil-ci n'est pas que constitué d'"Hamlet-machine", mais cette pièce rayonne tant et si bien qu'on est tenté de ne parler que d'elle. 9 petites pages, et une telle force. Le début "J'étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans le dos les ruines de l'Europe" a souvent été vu comme la clé de lecture de la pièce : le langage de la pièce sera lui aussi en ruine, enchaînant minuscules et majuscules, avec des élisions de ponctuation, des phrases à la syntaxe étrange, et une action qu’on a pu qualifier de « post-dramatique », pour la simple et bonne raison qu’on de demande : Quelle est l’action ?


Il y a cinq tableaux dans cette pièce ; rappel de la tragédie classique, elle aussi en ruine. L’ancienne tragédie de Shakespeare est ridiculisés, et n’en garde que les aspects les plus triviaux : le désir d’Hamlet pour sa mère, son amitié tendancieuse avec Horatio, la folie sanguinaire, suicidaire et sexuelle d’Ophélie. La réflexion sur le théâtre se marque aussi dans les didascalies improbables, comme « Le cancer du sein rayonne comme un soleil » qui font mon bonheur. Et puis la distanciation, empruntée à Brecht, lorsque le comédien enlève son masque et son costume pour son long discours du quatrième tableau, mais aussi lorsque la photo du dramaturge est brûlée.
Pourtant, « Hamlet-machine » se distingue largement de la pièce didactique brechtienne, sur laquelle Müller écrit également un cours texte précédant la pièce, « L’adieu à la pièce didactique ». Ici, il n’y aura pas de morale, pas de leçon donnée au spectateur. Il ne s’agit pas de donner au public le moyen de faire la révolution, mais de mettre chacun en position de trouver soi-même la force de la révolution. (Cela s’explique sans aucun doute par la différence politique entre Brecht communiste et Müller anarchiste.)


Mais il n’y a peut-être aucun moyen de s’en sortir. Du début à la fin, c’est la mort qui rôde : la pièce commence par un enterrement et se termine par une scène post-ère glaciaire, et les mots d’Ophélie : « Quand elle [la mort] traversera vos chambres avec des couteaux de boucher, vous connaîtrez la vérité ». Le tragique fonctionne à l’état pur, sans fioriture, sans grands éclats de parole ; seule l’Histoire est tragique, d’où la mise au feu des tableaux de Marx, Mao et Lénine. (Rappelons que Müller était dissident à Berlin-Est.)


L’univers de Müller est sans conteste un univers poétique. Une poésie déchirée, consciente de ses limites, des impasses qui l’enserrent, et vaincue par l’Histoire et ses horreurs. Cette pièce est un cri face à l’Histoire, un cri au-milieu des ruines. On aura pu jouer cette pièce dans Berlin rasée en 1945, ou même lors de la chute du Mur en 1989 (Müller a été l’un des grands orateurs appelant à cette chute lors des semaines de manifestation avant cette chute.)


Müller remotive avec brio l’idée désormais commune de la décadence de l’Europe. Il la montre sans être unilatéral, sans donner de leçon didactique sur ce que nous devons comprendre de cette décadence, ni des moyens de s’en sortir. Cette décadence est simplement la possibilité offerte à une nouvelle tragédie. Une tragédie en ruine pour une Europe en ruine.


Ces ruines sont déjà annoncées dans les autres textes de ce recueil. « Le Père » est un récit en partie autobiographie, déroulant l’histoire du père d’Heiner Müller, social-démocrate mis en prison sous le régime nazi, heureux lors de la fin de celui-ci (autant qu’on pouvait l’être au-milieu des ruines de l’Allemagne), et qui finira de nouveau en prison sous le régime communiste. « Mauser » est une superbe pièce poétique sur une purge stalinienne, avec la distinction entre A et B, soldats marqués par la guerre, niés dans leur intériorité et leur nom, et bientôt purgés par le régime, sous la voix du Chœur tragique devenu le Chœur de l’Histoire. Dans « Horace », il y a un retour au classique : la pièce est simple, sans fioriture, toutes en variation, comme dans « Mauser », sur des répétitions de vers. C’est, je pense, la moins puissante du recueil, mais cela s’explique par ce retour à la simplicité romaine, peuple simple dans sa violence, alors que notre violence à nous, modernes, est étriquée, affreuse. La pièce « Héraklès 5 » va montrer un héros grec dans sa trivialité la plus totale : Heiner Müller pousse jusqu’au bout sa déconstruction, son esthétique des ruines.


Je considère ce recueil comme essentiel, tant dans le théâtre que dans la poésie et l’analyse des ruines de l’Europe. La richesse infinie des 9 pages d’ « Hamlet-machine » me semble encore à peine abordée par les critiques, et je n’ai dit ici que des banalités, pour vous inviter à la lecture.


(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/hamlet-machine-heiner-m%C3%BCller)

Créée

le 15 janv. 2014

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