Le bonheur, mon cul.
"Happycratie" est une étude à contre-courant de la psychologie actuelle. Cette dernière est toujours loin d'être une science unifiée. Son champ d'action est vaste, et les multiples chercheurs à...
le 7 avr. 2020
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"Happycratie" est une étude à contre-courant de la psychologie actuelle.
Cette dernière est toujours loin d'être une science unifiée. Son champ d'action est vaste, et les multiples chercheurs à avoir tenté de le défricher se sont organisés autour d'écoles aux axiomes bien différents.
De la masse de ces écoles de pensée ressort Martin Seligman, président de l'association américaine de psychologie.
En 1998, ce dernier inaugura un nouvel axe de recherche pour la psychologie : celle-ci doit désormais se tourner vers l'étude du bonheur avec un grand B.
Grâce à l'évolution des technologies, nous sommes désormais capables de rassembler un grand nombre de données afin de trouver les dénominateurs communs, les invariants universels du bonheur.
Une étude scientifique du bonheur pourrait-elle nous faciliter l'accès au Nirvana ?
Cabanas & Illouz vont dénoncer dans leur livre comment cette vision soi-disant neutre du bonheur, va en vérité servir de façade à toute une idéologie du pouvoir et de l'être humain.
En effet, le bonheur scientifique tient sur plusieurs idées clés.
Premièrement : celui-ci ne serait pas dû aux hasards du destin. Il serait le produit d'une maîtrise de la force intérieure de chacun. Le bonheur serait donc dans cette perspective accessible par tous. Le revers de cette affirmation implique par conséquent que le bonheur ne soit pas lié aux conditions de l'environnement. En d'autres termes : vous ne pouvez pas blâmer votre absence de bonheur sur les conditions socio-économiques.
"L'approche scientifique du bonheur et l'industrie du bonheur qui a fait son apparition et qui prospère avec elle contribuent de façon significative à entériner l'idée selon laquelle la richesse et la pauvreté, le succès et l'échec, la santé et la maladie seraient de notre seule responsabilité." (p. 17.)
Deuxièmement, les scientifiques découvrent que les êtres humains ne possèdent pas naturellement les bonnes connaissances et autres schémas de pensée nécessaires à l'acquisition du bonheur. Entrent alors en scène des "experts" en bonheur, chargé de rediriger les brebis égarés, en les rééduquant pour les mettre sur le chemin du bonheur. Pensons par exemple aux "Chief Happiness Officer", présents sur les lieux de travail pour apprendre aux salariés à être heureux.
Au-delà de l'entreprise scientifique se cache une véritable aubaine économique : "la psychologie positive allait fournir aux psychologues des perspectives prometteuses : un nouveau marché d’ateliers, des formations et des cours inédits, une activité de conseil en organisation restant à développer, un marché éditorial d’ouvrages semi-universitaires en pleine expansion, etc…" (p. 42.)
L'être humain n'est jamais assez heureux. Il est toujours possible de lui faire miroiter un bonheur "plus grand", une vie "plus riche", "plus belle". Lui donner envie de ce "plus" est la base de la société de consommation. En attisant le manque de chacun, la psychologie positive crée les conditions d'une demande permanente, véritable manne pour le marché des services psy.
La psychologie positive arrange donc tout le monde. D'un côté pour les psychologues en mal de repères, qui y trouvent un manuel de conduite d'une clarté évidente : au-delà de ses considérations théoriques, c'est tout une panoplie d'artifices langagiers qui permettent entre autres de rassurer le clinicien sur son travail. De l'autre côté, c'est une aubaine pour les pouvoirs publics, car une telle conception du bonheur leur donne une excellente justification pour baisser les subventions publiques dans ce domaine. La santé mentale est désormais pensée comme une assistance chacun puisse développer son "potentiel intérieur".
" [...] Les prosélytes de cette idéologie préférant l'égalité des chances psychiques à l'égalité des conditions. Il s'agit ici, autrement dit, de prôner des conditions de compétition équitables dans un système inégalitaire plutôt que de défendre l'idée d'une réduction des inégalités économiques." (p. 68.)
Au lieu d'une réalité unique à chacun, et faussement partagée par tous, nous avons une réalité identique pour tous, dans laquelle nous devons nous débrouiller pour nous "accomplir" et être heureux. Plus besoin de suivi individuel, puisque le bonheur est une denrée universelle.
Les implications sont multiples, et les exemples abondent dans cette charge contre les déviances de l'utilisation de la science. Notons que Cabanas & Illouz ne sont pas contre la psychologie scientifique. Ils dénoncent simplement ici "la vision réductionniste de la "bonne vie" prêchée par la science" (p. 16).
Leur étude est une intéressante introduction aux liens entre pouvoir et santé mentale. Accessible, riche en exemples et en documents sourcés, le livre pêche cependant par la redondance de son propos. Un manque de profondeur se fait également sentir : on aimerait en savoir plus sur la conception psychologique de l'être humain, ainsi que sur la doctrine néolibérale.
Il est impressionnant de voir comment une discipline œuvrant pour le progrès de l'être humain, se voulant neutre et universelle, peut rapidement devenir moraliste et idéologiquement biaisée.
En d'autres termes : l'enfer est pavé de bonnes intentions.
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le 7 avr. 2020
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