Dans ma critique du Prisonnier d’Azkaban, je relevais ceci : dans Harry Potter, le récit se fait à la troisième personne mais la narration quitte très rarement Harry. Si ma mémoire est bonne, jusque là, seuls les premiers chapitres respectifs de l’École des sorciers et de la Coupe de Feu faisaient exception à cette règle (1). Mais depuis la renaissance de Voldemort, les aventures du héros ont dépassé le stade de l’exploit de collégiens pour concerner un peu plus de monde : pas étonnant si les deux premiers chapitres du Prince de Sang-Mêlé sont de nouvelles exceptions à la règle.
Ces chapitres donnent une idée de l’allure qu’aurait la série si elle lâchait un peu la grappe à Harry : quelque chose d’un peu moins répétitif, d’un peu plus ambitieux littérairement – bref, de plus adulte. Ils ont aussi le mérite de varier un peu le rythme et la pression : ordinairement, quand Harry est en sécurité, c’est que les dangers vont survenir, si bien que le récit n’a jamais l’air au point mort.
Il est toujours tendu vers la suite, et / ou toujours selon la perspective de Harry. Même quand il n’y en a pas – ou plus – besoin. L’exemple qui m’a paru le plus frappant ? Entre la mort de Dumbledore et ses funérailles, Fumseck chante. C’est d’ailleurs le titre du chapitre 29 : « La lamentation du phénix ». Tout cela pouvait être l’occasion de prendre un peu de temps, de développer, de s’attarder sur ce chant du cygne / du phénix, et ce faisant de produire un peu de littérature… Mais au lieu de cela : « Quelque part dans l’obscurité, un phénix lançait un chant que Harry n’avait encore jamais entendu : une lamentation déchirante d’une terrible beauté. Comme il lui était déjà arrivé de le ressentir lorsque chantait le phénix, il eut l’impression que la musique ne venait pas de l’extérieur mais qu’elle était en lui : c’était son propre chagrin, transformé par la magie en une mélodie, qui s’élevait dans le parc et leur parvenait par les fenêtres du château. / Combien de temps restèrent-ils à l’écouter, il ne le savait pas », etc. (p. 705). Ou comment saccager de la magie avant même de l’avoir fait naître…
Car il y a quand même un défaut récurrent dans Harry Potter : l’écriture. Qu’elle soit efficace, ça me paraît évident, mais les récits de J.K. Rowling racontent des histoires – désolé pour l’évidence… – au même titre, qu’une moto roule, qu’un réfrigérateur conserve des aliments ou qu’une clé ouvre une serrure : qu’importe que la carrosserie de la moto soit hideuse, que le frigo vibre comme un marteau-piqueur ou que la clé ne soit pas en métal précieux.
Je n’ai relevé dans le Prince de Sang-Mêlé qu’une phrase qui fasse exception, qui tranche avec cette esthétique de l’efficacité : vingt pages avant la fin, « Harry, Ron, Hermione et Ginny ne se quittaient pas. Le ciel magnifique semblait se moquer d’eux ». Peu de mots pour dire beaucoup, une information nouvelle qui n’a rien d’essentiel en elle-même et un véritable jeu sur les points de vue, c’est-à-dire trois choses qu’on ne retrouve presque jamais dans la série.
Quand je parle du défaut de l’écriture, ce n’est pas du tout que j’eusse souhaité de longues phrases, de la complexité syntaxique ou un vocabulaire à la Huysmans. Je regrette simplement que le souci de clarté – donc de platitude ? – dans Harry Potter l’emporte sur toute autre préoccupation. La façon dont la plupart des dialogues sont rédigés me semble révélatrice : même quand il n’y a que deux interlocuteurs, on se retrouve avec des « demanda X » et des « répondit Y » en incise.
Un autre exemple ? Une page (la 247) que je viens d’ouvrir au hasard (vraiment !) : « – Et ils ont fini par se marier ? s’étonna Harry, incrédule, incapable d’imaginer deux personnes aussi peu susceptibles de tomber amoureuses l’une de l’autre. » Dans cette phrase, tout ce qui suit le point d’interrogation redonde. (Et on s’étonne ensuite du volume de la saga !) Ces choses-là ne servent à rien d’autre que de mâcher le boulot du lecteur, ce qui ne m’a jamais paru bon signe dans un roman.
Autrement dit, si le caractère ou le comportement de certains personnages – en gros, Rogue et peut-être Drago – peuvent être ambigus, cette ambiguïté ne vient jamais des mots employés dans la narration, qui sont toujours univoques. Les rares propos équivoques de Harry Potter viennent des personnages, par exemple les derniers mots de Dumbledore.
J’ai toujours l’impression que Harry Potter était fait comme un film avant même d’être adapté au cinéma. Et l’idée d’atténuer dans le film de 2009 toute la dimension épique de la bataille finale du roman de 2005, qui donne à ce dernier un certain relief, ne me paraît pourtant pas du tout un parti pris absurde.
(1) D’autres procédés permettent d’évoquer des événements auxquels Harry n’assiste pas : les dialogues – Hagrid racontant son voyage chez les géants, etc. –, les lettres et depuis le tome 4 la Pensine. Admettons que celle-ci soit une jolie trouvaille. Mais dans tous les cas, le lecteur reste collé aux basques de Harry.