Va vite, léger peigneur de comètes!
Dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, une violente secousse ébranle la Terre. On aperçoit un astre flamboyant, tandis que la mer Méditerranée se vide et se remplit tour à tour. Au réveil, rien n'est plus comme avant. Le soleil se lève à l'ouest, et se couche à l'est. La lune? Envolée. Et en naviguant sur la mer Médi-terranée (qui n'est plus au milieu de quoi que ce soit), en allant vers la droite (enfin l'ancien Est, mais moi je m'y perds un peu depuis que le soleil est renversé), on trouve Gibraltar. Là où l'on devrait voir les îles grecques. Saisissant.
Et c'est qu'en effet, une petite comète a emporté un triangle de terre: le rocher de Gibraltar, un zeste du littoral algérien, et une bouchée de la Sardaigne. Avec en prime l'atmosphère de la Terre, histoire qu'on puisse respirer, sinon ce n'est pas marrant et il n'y a même pas d'histoire.
En attendant de revenir sur terre (ne désespérons de rien), il faut bien trouver à s'occuper. L'été, on cultive la terre on s'aidant de sept ou huit Espagnols, stupides mais enjoués, on fait la nique aux Anglais qui jouent aux échec à Gibraltar, refusant d'admettre qu'une comète puisse avoir emporté la Terre sans que l'Angleterre ait donné son accord. L'hiver, pour surmonter les froids de l'espace, nos vingt-trois personnages (à part les Anglais, qui restent à Gibraltar - ils attendent un télégramme de Sa Majesté) s'abritent dans la galerie d'un volcan en éruption. Mieux que le chauffage central! Et les jours où la température l'autorise, on pratique poétiquement, sur la mer, le patinage artistique.
Jules Verne s'attaque à l'espace intersidéral. On sent qu'il a mûrement réfléchi. Comment faire voyager des gens deux ans dans l'univers, sans les enfermer dans une fusée? Bon dieu! Une comète. Elle embarque un échantillon des Européens de l'époque. Les Français "gaillards et enthousiastes", les Russes "d'une intelligence fine, simple, et dure", les Italiens "chantant et dansant", les Espagnols "la même chose que les Italiens", et les Anglais, "débiles flegmatiques". Et bien sûr, histoire de nous rappeler comme la vie est drôle et sautillante, un sale Juif allemand, au nom musical, Isak Hakhabut (Jules Verne n'aimait pas ces gens-là). Méchant-sournois-avare-hypocrite-égoïste. J'aurais bien mis 10 au roman, mais le Juif qui sème la pagaille dans la petite colonie, c'est assommant.
Passons. Jules Verne, comme toujours, manie l'espace avec dextérité. Il a déjà pratiqué le vertical (20.000 lieues sous les mers), l'horizontal (Michel Strogoff), il passe au circulaire: la révolution d'une météore. J'oubliais de dire précédemment qu'à leurs moments d'oisiveté, nos héros regardent aussi les étoiles. Ils découvrent une nouvelle lune, s'approchent de Vénus, frôlent dangereusement Jupiter. Et reviennent sur Terre, aussi aisément qu'ils en étaient partis : une montgolfière leur permet de passer d'une atmosphère à l'autre, hop là.
Tout paraît facile. La comparaison se tisse naturellement avec le film Melancholia. Chez Verne, on n'attend pas la mort dans une petite cabane quand une collision menace la Terre. En fait, on n'est même pas sur Terre à ce moment-là, mais dans l'espace : on a vécu, on a bien ri, bien chanté autour du feu d'un volcan. On réfléchit deux minutes, et on construit une montgolfière, pour ne pas se faire buter en restant sur le sol comme des idiots. C'est aussi fou que de suivre du regard, ébahi, dans le Voyage au centre de la Terre, un savant ronchon et son neveu descendre dans les profondeurs d'un volcan islandais, faire une petite rando sous la terre, et remonter par l'Etna.
L'insouciance règne. La comète se scinde en deux, la partie qui abritait les Anglais part en vrille dans l'espace. Adios! Personne n'a l'air de plaindre les disparus. Tout le monde tombe d'accord, "de toute manière, ils ne voulaient pas monter dans la montgolfière, donc bon...". A la fin du roman, Gibraltar n'existe plus sur notre planète. A rayer des cartes terrestres. Mais penser, à l'occasion, à le placer sur une carte du ciel.
Si la leçon finale est d'optimisme, la tentation de la mort reste présente, ici ou là, en pointillé. Les personnages verniens volent dans un espace rêvé, tendu entre la joie de la découverte scientifique et le plaisir du mystère. A leur retour, ils sont seuls à se souvenir du chambardement connu par la Terre. Qu'on constate que Servadac est l'exacte anagramme de cadavres, et l'on pourra affirmer que Verne emprunte plus volontiers les chemins ambigus du baroque littéraire que les autoroutes du positivisme. Cadavre, ou celui qui tombe (cadere), à travers l'espace, la mort, et les étoiles filantes.
Lisez donc ce court poème d'un baroque français, Théophile de Viau. Bien plus apocalyptique que Verne, mais il y a comme un feeling. En collaboration transtemporelle, ça aurait fait un roman du tonnerre.
Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l'endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J'entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J'ois Charon qui m'appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s'accouple d'une ourse,
Sur le haut d'une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.