Jørgen Tesman, historien sans grande envergure, rentre avec sa femme Heddda d'un voyage de noces de six mois, durant lequel il a surtout passé son temps à étudier. Il a choisi d'offrir à Hedda la maison, fort coûteuse, dont, croit-il, elle rêvait - on découvrira que sur ce point il se trompe lourdement -, dans laquelle ils emménagent à peine débarqués. C'est que ce mariage est quasiment une mésalliance. Si Tesman est plutôt issu de la petite bourgeoisie, Hedda appartient à la haute, voire la très haute bourgeoisie - ce qui ne va pas sans un mépris et une cruauté affichés pour ceux qui ne sont pas de sa classe. Cette union s'enracine donc dès le départ dans un différend que rendent criantes les différences sociales qui séparent les époux, ce qui ne fera que conforter le sentiment de vacuité propre à Hedda.
Chacun des personnages a un but propre : pour Tesman, c'est son travail, mais surtout la capacité à faire reconnaître les travaux d'autres chercheurs ; la tante de Tesman met toute sa vie dans son rôle de garde-malade auprès de sa sœur ; Ejlert Løvborg, ami de Tesman, est un historien qui a réussi à combattre ses démons et se voue désormais entièrement à ses travaux ; Thea Elvsted est l'amie bienveillante et la collaboratrice de Løvborg ; quant au juge Brack, son unique but est de mettre Hedda dans son lit. Hedda, elle, n'a pas de but réellement avoué, sinon la volonté d'accéder à quelque chose de pur, de beau - ce qui va à l'encontre de tout ce que lui demande la société. Or, la vie bourgeoise dans laquelle on veut l’enfermer, mais dans laquelle elle s'est également elle-même enfermée, fonctionne comme un piège. Elle n'a guère de perspective que d'être femme au foyer, mère (elle est enceinte, bien que le niant farouchement), et tout à la fois, pourquoi pas, la maîtresse discrète du juge Brack. C'est là que les didascalies d'Ibsen sont particulièrement précieuses : on va voir, au fur et à mesure des actes, l’appartement sombrer petit à petit dans l'obscurité. Les rideaux vont masquer les portes-fenêtres qui donnaient sur le jardin et laissaient passer la lumière du soleil à grands flots, la lumière des lampes va s 'amenuiser jusqu’à n'être plus qu'une très faible lueur en arrière-plan. Et les fleurs, qu'on avait parsemées à profusion dans le salon, vont disparaître.
Ce qui mettra le feu aux poudres dans l’existence de femme mariée, qui s'annonce très morne, de Hedda Tesman, ce seront les arrivées successives de Thea Elvsted et de Ejlert Løvborg. Lui, qui a longtemps gâché son talent en beuveries et autres excès, a enfin écrit un livre à succès et est sur le point de publier ce qu'il considère comme son chef-d’œuvre. Elle, l'a pour ainsi dire accouché et s'est émancipée au point de quitter mari et enfants pour le suivre. Lui est un ancien amoureux de Hedda du temps où il ne produisait rien de bon, elle une ancienne condisciple de collège, que Hedda aimait particulièrement persécuter. Ces deux-là mettent Hedda face à sa vie bourgeoise vide de sens. La réponse sera à l'image de ce que fut la jeune Hedda Gabler et à ce qu'est toujours Hedda Tesman : cruelle. Pour autant, il lui faudra encore aller plus loin pour faire complètement fi des concessions et choisir une solution irrémédiable pour échapper à un destin médiocre. Mais la pièce ne donne pas dans les longs dialogues, ni dans les explications psychologiques. Plutôt axée sur des échanges brefs, des phrases interrompues ou allusives, elle nous emmène du côté du symbolisme avec l'aspiration à la beauté - jusque dans la cruauté - exprimée par Hedda, tout en s'insérant dans un cadre réaliste, mettant en scène non seulement des désirs et des attentes contraires et contrariés, mais prenant également racine dans une tension sociale insoluble.
Ibsen, on le sait, est toujours allé à contre-courant des idées-reçues de la société de son temps. Hypocrisie des élites, euthanasie, inceste, émancipation des femmes : il a traité de tout cela, et plus encore. Ici, il attaque un autre tabou, celui de la maternité, qui n'est vécue comme Hedda que comme un carcan supplémentaire que lui impose la société, et non comme une occasion d’épanouissement. Il y avait là de quoi déranger à une époque où les femmes étaient avant tout considérées comme des mères - mais je suis persuadée qu'Ibsen dérange encore beaucoup de nos jours. Son sujet fut toujours la question de l'émancipation de l'individu, et Hedda Gabler ne fait pas exception à la règle.