Hedda Gabler
7.8
Hedda Gabler

livre de Henrik Ibsen (1890)

Un mari médiocrement petit-bourgeois, uniquement préoccupé de son salaire et de ses archives à compulser, accompagné de sa vieille tante. Un ami de la famille, torve et manipulateur, qui compte bien profiter de tout cela. Une jeune femme, amoureuse, pure et innocente. La bonne qui a un peu peur de sa nouvelle maîtresse. Un ancien débauché et ancien amour qui vient soudain perturber ce beau monde bien lisse et banal.

Et au milieu, une femme.

Nous sommes dans un monde de mesquinerie et de médiocrité - Ibsen est un de ceux qui quittent le théâtre romantique et les grandes envolées lyriques et aristocratiques et qui crée le théâtre qu'on appelle alors "moderne". Les personnages parlent de manière ridicule, en premier lieu le médiocre mari et ses "Hein?" et ses "Pense donc!". Il ne pense qu'à sa promotion et à l'argent, le juge ne pense qu'à sauter Hedda et préserver les convenances avec des clins d'oeil, les autres sont banals et vides. La société est figée, ce petit monde regorge de rumeurs, de commérages, de regards en coin vers le voisin et de jugements. Il faut faire juste ce qu'il faut, mais en même temps on devine l'existence de ces bordels et ces allusions sexuelles omniprésentes.

Et puis Hedda. Hedda Gabler, fille de général, qui aime jouer avec ses pistolets, répondre ironiquement à son mari qui ne saisit pas, se moquer de tout le monde et profiter de l'effet intimidant qu'elle leur fait à tous. Hedda Gabler qui s'est mariée en-dessous de son rang, baigne dans un univers qui l'ennuie et que personne n'a réellement comprise, même s'ils croient tous qu'elle fonctionne comme eux.
Survient Lövborg, ancien camarade de classe du mari, rival potentiel maintenant qu'il a abandonné sa vie de débauche pour la pureté de l'innocente Théa, de retour avec un formidable manuscrit sur les civilisations futures - Lövborg, ancien soupirant de Hedda Gabler qui n'a jamais été accepté comme amant malgré ce qu'elle ressentait pour lui.

Alors la vie d'Hedda, les faux-semblants, toutes ses attitudes, son air de tout maîtriser parfaitement, tout se disloque. Elle continue à se moquer d'eux tous et les manipuler, mais c'est elle qu'elle manipule en premier lieu en refusant de changer de route alors même qu'elle ne peut plus avancer.

Hedda refuse l'innocence et la simplicité, refuse d'être comme les autres, refuse d'échouer et de s'abaisser dans l'amour comme les autres. C'est pour cela qu'elle est si cruelle avec Thea qui pourtant n'a rien de ridicule et est, certes, moins intelligente, moins belle, plus naïve, mais qui n'a pas le regard torve des uns ou la bêtise banale et tristement matérielle des autres. Thea est innocente et Hedda la déteste d'autant, parce que Thea ressemble à un personnage romantique qui attend son héros rédîmé. Peut-être aussi parce qu'elle est jalouse, parce que l'innocence a un courage qu'Hedda Gabler n'aura jamais.

Je t'imagine très belle, Hedda ; belle, d'une beauté froide et hautaine, avec le menton légèrement relevé et un air aristocratique qui sait si bien se muer en mépris voilé. Tu vaux infiniment mieux qu'eux, avec leurs aspirations si terre-à-terre et si banales, toi qui promènes ton souverain ennui à la fenêtre de cette maison qui n'a même pas la décence d'être une maison de poupée. Tu pourrais les haïr mais tu es au-dessus de cela ; la haine, la rage, tout ceci est bien trop peu maître de soi, bien trop laid, bien trop mesquin pour toi. Je vois ta beauté froide et je sais que tu peux être cruelle, tu peux être méchante et regarder les gens se détruire par ta faute avec un sourire, rien qu'un petit sourire, qui donne envie de se jeter à tes pieds et qui ne leur fait même pas l'honneur de te mettre à leur niveau le temps de savourer ton triomphe. Tu as l'air grand et tu intimides tout le monde chez les médiocres, et tu fascines et effraie ceux qui sont assez fins pour percevoir ce que tu peux être. Tu joues avec la mort avec cet air de ne pas y toucher et tu t'enveloppes dans ton mépris souverain et déjà suranné en ce monde.

Mais c'est une illusion. C'est une illusion, parce que par-delà cette enveloppe de souveraine froideur, de méchanceté, d'ennui, tu aurais bien aimé pouvoir te permettre d'être romantique, comme on a tenté de l'être au début de ton siècle. Tu n'es pas si parfaite et si au-dessus d'eux tous. Tu les intimides, tu leur fais croire, mais moi je vois ce petit voile dans ton regard. Malgré ces années à te persuader de tout un tas de choses, il y a enfoui au fond de toi cette passion qui te rend faible et que tu refuses précisément parce qu'elle est faible, parce que tu refuses de voir ce reflet dans le miroir qui te dit que tu es faible et seule, que tu es lâche, que tu n'as jamais su utiliser ces pistolets que pour rire, pour faire peur aux autres, jamais pour accomplir ce que tu projetais. Tu leur fais peur mais c'est toi la plus effrayée de tous.
Tu as trop d'orgueil pour admettre que tu l'aimes à en mourir et pour t'abaisser à le reconnaître. Alors tu te voiles la face et promènes ton air d'ennui dans cette maison dont tu n'as jamais voulu, avec ce mari que tu méprises et qui est si bête, jusqu'à ce qu'Il revienne, que la réalité te frappe dans sa crudité affreuse et que tu ne parviennes plus à maîtriser ce que tu croyais contrôler. Alors les apparences s'effondrent et tu vas jusqu'au bout du rôle que tu t'es créé, tout en cédant à tes pulsions, et le drame achève sa course. Tu as une trop haute idée de toi-même pour admettre ton amour devant lui, mais une trop mauvaise maîtrise de toi – précisément parce que tu n'enfouis que trop cette tension – pour ne pas céder à la jalousie la plus pure et devenir folle, d'une folle froideur, jusqu'au bout de l'histoire. Pas de futur pour Lövborg, adieu son manuscrit, adieu Hedda qui aurait pu l'aimer et être heureuse, adieu Hedda qui fut elle-même jusqu'au bout, le passé a repris ses droits, électrise le présent et annihile le rêve d'un futur.

Pauvre petite Hedda perdue dans un monde qui emprisonne les femmes, qui l'élève suffisamment bien pour lui faire comprendre la médiocrité de ses semblables et l'échec des envolées romantiques, mais qui ne lui offre qu'une vie de déception à mille lieux de l'absolu de ses rêves.
Pauvre Hedda qui cherche la beauté, qui n'ose agir jusqu'à ce que tout ait atteint son point culminant et qu'elle n'ait plus rien à perdre. Pauvre Hedda qui veut la beauté dans un monde laid. Qui refuse de ressentir et de créer, qui refuse d'être force de vie, qui ne peut créer et finit par tout détruire. Hedda Gabler, je te vois et tu es belle.
Kabouka
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le 5 janv. 2014

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