Le néo-libéralisme a-t-il remporté (définitivement) la partie ? Cette doctrine (ou idéologie, si on préfère) n'occupe-t-elle pas une position de monopole sur le marché des idées ? Alors, à quoi bon la concurrencer ? L'alternative serait-elle entre néo-libéralisme et nihilisme ? Rien n'est moins sûr. L'ouvrage de Razmig Keucheyan intitulé Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, paru en 2010, nous propose une sélection de ces nouvelles pensées qui se présentent, pour la plupart d'entre elles, comme des théories se situant au-delà du socialisme classique sans en renier les intuitions originelles, afin de réaliser l’égalité réelle entre les individus.
De Judith Butler et sa théorie queer à Leo Panitch et sa théorie de l'impérialisme, en passant par Gayatri Spivak et ses travaux sur les études postcoloniales, un nombre impressionnant de théories défilent sous nos yeux. Comme le souligne l'auteur (p. 95-96), il est impossible de recenser la totalité de ces pensées. De plus, dans l'ouvrage, les références restent majoritairement européennes et nord-américaines du fait de la barrière de la langue : difficile de parler d'un auteur japonais si une grande partie de ses travaux n'ont pas été traduits et qu'on ne maîtrise pas la langue de l'archipel. Cette honnêteté mérite d'être soulignée.
Ces pensées critiques sont filles de défaites, comme le suggère la mise en perspective historique proposée par R. Keucheyan. La première défaite, celle de la "Révolution socialiste mondiale", a lieu dans les années 1920 (notamment en Allemagne). Elle donne l’occasion à un "marxisme occidental" de voir le jour, qui devient d’autant plus abstrait (écartant donc les questions de stratégie politique, économique, etc.) que ses théoriciens n'occupent plus eux-mêmes des positions de dirigeants de branches importantes du mouvement ouvrier et/ou socialiste.
La seconde défaite, davantage développée par l'auteur, a lieu dans les années 1970, et a à voir avec l'échec des mouvements sociaux. Le prolétariat se retrouve alors plus ou moins K-O, en même temps que cette défaite fait apparaître d’autres revendications et sujets possibles d'émancipation. Les "fronts secondaires" se multiplient et, face à ces défaites, des réactions différenciées s'observent, qui débouchent sur une typologie ("convertis", "pessimistes", "résistants", "novateurs", "experts" et "dirigeants"), plus descriptive qu'explicative, des différents auteurs pris en compte.
Vu le grand nombre de théories abordées et expliquées (de manière claire et lisible), difficile de dire s'il y a quelques erreurs ou non (vu que je ne connais pas une grande partie des théories évoquées). Le seul point sur lequel on pourrait, le cas échéant, discuter, concerne l'économie des conventions, dont l'auteur nous dit qu'elle n'est qu'une "forme modérément hétérodoxe du paradigme néo-classique" (p. 66). Pourtant l'homo conventionalis n'est pas le petit frère de l'homo oeconomicus, une manière d'objectiver cela étant de prendre en considération le fait que deux auteurs de l'économie des conventions sont présents dans l'ouvrage de référence en langue française sur la sociologie économique*, discipline plutôt critique du paradigme standard en économie. Mais c'est vraiment pour chercher la petite bête.
Une dernière question se pose : A quand un Hémisphère droit. ?
*Cf. les contributions de F. Eymard-Duvernay et A. Orléan in P. Steiner et F. Vatin (dir.), 2009, Traité de sociologie économique.