Héritage
7.4
Héritage

livre de Miguel Bonnefoy (2020)

Héritage, Miguel Bonnefoy, Rivages,


C'est l'histoire d'une lignée de déracinés français qui ont fait souche au Chili. Sur quatre générations depuis le départ du patriarche, alors jeune homme qui fuit ses vignes du Jura, dévastées par le phylloxéra, pour rejoindre la Californie sur « un navire en fer qui partait du Havre ». Suspecté de typhoïde en cours de voyage, on le débarque à Valparaiso « dans un pays qu'il ne savait pas placer sur une carte et dont il ne parlait pas la langue ». Quand les services d'immigration lui demandent son nom, lui, croyant qu'on l'interroge sur sa ville d'origine, répond : Lons-le-Saulnier. Ainsi naquit la lignée des Lonsonier. Chef de culture dans un domaine agricole, il se marie avec une française, elle aussi exilée au Chili, et fera de belles affaires dans le vin, fidèle à la tradition familiale, jusqu'à devenir un prospère négociant.


« Les enfants qu'ils eurent, dont les veines n'avaient pas une seule goutte de sang latino-américain, furent plus français que les Français ». Lazare, son fils aîné, qui idéalise la France, partira, avec ses deux frères, à la guerre de 14, et sera seul à en revenir. A son retour, il prend la direction d'une usine de fabrication d'hosties, se marie à son heure, avec Thérèse une française, fille d'un trompettiste de Sète, qui voulait également courir l'aventure à la fin du siècle. Thérèse se passionne pour les oiseaux puis les rapaces – elle est fauconnière- avant de mettre au monde, dans une volière, une fille, Margot que ces battements d'ailes en guise de baptême prédisposeront à l'aviation. Margot s'engage dans la France Libre lors de la Seconde guerre mondiale, suivant l'exemple de son père et ce que lui dictent l'honneur d'un pays inconnu, mais d'origine, et son courage.


Vous l'avez compris cette lignée est exemplaire, jusqu'au fils de Margot, Ilario Da, étudiant de gauche lors du coup d'Etat de Pinochet, méchamment torturé par la Dina mais qui parviendra à fuir pour se réfugier en France, au pays de ses aïeux.


Cet « Héritage » est une cavalcade sur un siècle, rondement menée, en à peine 200 pages. On se souvient du «  14 » de Jean Echenoz, une histoire de la Première guerre mondiale en moins de 140 pages. Miguel Bonnefoy fait beaucoup mieux ! Le ton, le style, la langue, la construction du récit bien sûr, tout va très vite.


C'est enlevé et brillant avec des moments de bravoure – une inattendue rencontre entre deux exilés du Chili, l'un français, l'autre allemand, qui fraternisent un instant de part et d'autre des tranchées pendant la Première Guerre (l'exil est une fraternité), l'accouchement Thérèse dans la volière, la mort de Delphine l'épouse du patriarche, la conception du fils de Margot, les prouesses aéronautiques de celle-ci-, des miroitements de fantastique ou d'onirisme en hommage à la littérature latino-américaine des années 70, des personnages cocasses – Aukan le sorcier, spécialiste de la lévitation, Fernandito Bracamonte, le porteur d'eau du quartier, Bernardo Danovsky, fils d'une ligne de rabbins ashkénazes de l'arrière-pays ukrainien-, de jolis mots rares qui sertissent le récit, de très belles images.


Alors, quoi ? Eh bien, comme souvent en littérature, la prouesse, même parfaitement maîtrisée, laisse un peu le lecteur à distance. L'exercice de style est toujours un peu narcissique. L'auteur exhibe son trophée, sans s'aviser que tant de talent est ennemi de la profondeur et de la sensibilité littéraires.


Exceptées les très belles pages sur les geôles de Pinochet, on referme cet « Héritage », comme un magazine sur papier-glacé : le lendemain, tout aura disparu.


Miguel Bonnefoy, qui tient davantage du nouvelliste (souci de la construction, de la rapidité et de l'épate) que du romancier, fait un peu le « mariole » : c'est bien dommage ! Tant il avait de choses à nous dire sur les exilés, la fidélité aux origines, le sang comme les prénoms qui, génération après génération, coulent dans les veines, «l'attitude d'égarement permanent qu'on trouve chez les déracinés » et l'existence d'un refuge toujours possible, inconnu mais familier, quand tout est perdu. Sur «L'héritage ».

JoëlBoyer
6
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le 27 nov. 2020

Critique lue 303 fois

Joël Boyer

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