Mieux que Manon Lescaut et pourtant, si peu lu...
Eh oui eh oui. Qui n'a pas un vague souvenir, un peu pénible et un très lointain, du roman Manon Lescaut de l'abbé Prévost ? Mais si mais si, vous avez forcément entendu ce nom dans vos études, au collège ou au lycée... A moins que, encore mieux, vous ne l'ayez lu.
Mais qui a lu Histoire d'une Grecque moderne, qui fait partie de la triade des oeuvres les "plus" connues de Prévost, avec Cleveland ? (Dur dur, de se dire qu'il y en a d'autres, obscures, confuses, quelque part.)
Je tenterai d'être succincte : il est à mon sens mieux que Manon Lescaut, au sens où il est remarquable dans sa peinture d'une femme "moderne", donc, c'est-à-dire d'une femme qui, sans être pourtant privilégiée par le sort dans sa jeunesse - loin s'en faut - a une haute idée de la dignité, de l'être, de l'épanouissement personnel, et refuse catégoriquement le mariage, l'amour, les aventures, au profit de la recherche du savoir et de la sagesse. On attend sa chute, à chaque instant ; on a envie qu'elle tombe, qu'elle tombe dans les bras du héros, son protecteur qui l'a tirée du sérail et qui s'est follement épris d'elle. Pourtant non... Jamais. C'est une Grecque moderne, mais surtout une femme moderne qui tient plus que tout à son indépendance chèrement acquise, à sa liberté, et à sa fierté. C'est un exemple aujourd'hui encore. Théophé (c'est son petit nom) est un bijou de modération, d'attention, de loyauté (à tel point que c'en est absolument irritant), et le grand talent du narrateur est de nous tenir perpétuellement en haleine, car une femme si belle, si adorée, si noble dans sa naissance supposée comme dans ses moeurs, ne peut résister éternellement aux tentations de la richesse, ou du coeur.
Il est vrai qu'elle faiblira parfois ; que des doutes naissent, particulièrement dans la dernière partie du roman, au moment où le héros et sa belle quittent la Turquie, moment par ailleurs où la trame se délite un peu - en changeant de pays, on gagne en diversité mais on perd en cohérence, jusqu'à une fin aussi brutale qu'insignifiante (je soupçonne Prévost d'en avoir eu marre et de s'être dit "Bon ça va faut boucler là okay ils vivent heureux et c'est cool"). Il est vrai qu'on est heureux de voir qu'une femme peut être intègre, raisonnable, désintéressée jusqu'au bout, mais on est aussi un peu désappointé car si nos deux personnages principaux ne finissent pas ensemble, rah, on a envie de crier "Mais tout ça pour ça, sérieux ?". Okay, la fin est décevante, car un peu trop rapide pour être crédible et intellectuellement satisfaisante. Okay, les péripéties sont redondantes, et tournent toujours autour de la crainte du héros de voir sa protégée s'éprendre de quelque autre et disparaître, avec les mêmes rivaux qui se succèdent, repartent, et reviennent à la charge comme une ronde bien ordonnée presque comique. Il n'empêche que le roman a cette qualité merveilleuse d'être passionnant, très bien écrit, et de dessiner un portrait admirable de Théophé, belle jeune femme à l'extérieur et vieux sage solitaire à l'intérieur. Le mélange de lucidité et d'aveuglement du narrateur sur ses sentiments est commun, mais sa retenue et son intégrité sont également extraordinaires, bien que légèrement moindres par rapport aux qualités de Théophé ; normal, quand on est pris de passion amoureuse, c'est donc bien excusable. Ces deux-là forment en définitive un couple, ou plutôt un duo, des plus assortis, presque exemplaire, au beau milieu d'un monde extérieur hostile car plein de tentations, jusque dans la maison du héros. La seule paix possible est intérieure, dans l'imperméabilité aux accidents... C'est très stoïcien, un peu épicurien aussi finalement, mais toujours très moral, sans être moralisateur. Théophé est grande, mais Théophé n'a quand même pas tout compris à la vie, ce qui parfois la rend vulnérable à la réalité et la rend aussi complètement conne. Un peu d'amour de temps en temps, eh, ma foi, c'est pas si désagréable.
Toujours est-il que l'Histoire d'une Grecque moderne est haletante et que les portraits qu'elle dessine sont épatants. La construction n'est peut-être pas d'une grande rigueur... Mais c'est une grande saga entre Orient et Occident, qui évite les pièges du manichéisme sans tomber dans la facilité pour autant. Prévost est un jongleur très habile, qui mérite qu'on se vautre dans son oeuvre pour le plaisir de la lecture et du décorticage des sentiments.