En toute honnêteté, je ne veux pas revenir sur la lecture jubilatoire que la plupart des personnes ont éprouvée à en lire les critiques, ni enrichir celles-ci, du moins sur ce pan de l'oeuvre de Bégaudeau car ma critique ne va pas porter sur ce meurtre par écrit de la figure du bourgeois qu'est Histoire de ta bêtise.
À l'inverse, je veux me pencher sur un autre aspect tout autant littéraire qui mérite d'être critiqué : son aspect autobiographique, que d'autres appelleront "narcissique", grand bien leur fasse. Un autre internaute l'avait soulevé, et avait ravivé cette lueur critique qui m'avait traversé lors de ma lecture, mais qu'on réprime honteusement quand on admire le travail d'untel. Il y a un quelquechose de narcissique qui entâche le portrait du bourgeois, quelquechose d'excessif. Il est bon de reconnaître sa condition sociale de bourgeois, et c'est un point intéressant du livre à mes yeux. Mais que penser de cette manie propre à Bégaudeau de venir se défendre d'être un bourgeois désintéressé, débarassé de tout réflexe de classe et dont l'attache à sa classe sociale n'est que formelle ? Certes, il fréquente ceux qu'il dénonce, mais il y est obligé et cela l'en dégoûte - et c'est vrai, on ne peut le lui reprocher. Le problème n'est pas tant que Bégaudeau soit bourgeois - il me semble que Marx l'est aussi et explique que l'avènement de la Révolution prolétarienne (dont je ne me fais pas partisan ici !) partira de la haute fourchette du monde ouvrier, voire de la tranche lucide de la bourgeoisie. C'est d'ailleurs le cas avec les ouvriers de métiers qui entraînent les ouvriers d'usines (plus précaires) dans la construction de leur conscience de classe, cf. les Canuts en 1831 et en 1848.
Non, non, ce qui est gênant c'est de sentir l'auteur comme incombé du devoir d'expliquer être propriétaire mais contre la propriété, et de convoquer son style de vie décent. Cet amas de preuves à l'appui, comme le paragraphe où Bégaudeau explique laisser son appartemment nantais dans le même état tandis qu'un autre bourgeois le mettrait en travaux. Et c'est une kyrielle d'anecdotes personnelles pour se décharger de son appartenance bourgeoise qui m'interpelle. Y a-t-il une autre voie pour un auteur qui met à mort ses compairs bourgeois - dont il se défend d'avoir un quelconque lien amical avec - que celle de l'exemplarité et de la décence individuelles afin de se justifier ?
En un sens, je saisis l'intention de Bégaudeau car son travail serait vulnérable s'il ne le faisait pas, surtout dans la mesure où le lectorat d'Histoire de ta bêtise n'a certainement pas connaissance de la condition sociale de Bégaudeau comme des lecteurs assidus l'auraient. Un bourgeois conservateur cherche à abattre son semblable lucide et critique en le ramenant à la matérialité qu'ils partagent encore. Comment ne pas la partager ? Certes, l'exigence de décence est un prérequis pour celui qui dénonce sa propre condition bourgeoise, mais cette exigence ne peut s'achèver dans le fait de vivre dans des conditions similaires au subalterne, au prolétaire, à l'oppressé - il chute dès lors dans le misérabilisme. Et c'est ce vers quoi on a l'impression que Bégaudeau tend. Alors, voilà, Bégaudeau marche sur une fine ligne de crête. Cependant, cette dimension narcissique se fait trop présente pour moi et vient empiéter en partie sur le coeur de l'ouvrage : casser le bourgeois, voilà la raison pour laquelle on vient. A vrai dire, c'est peut-être une impasse pour le bourgeois lucide qui veut dénoncer sa propre condition, peut-être y a-t-il un passage nécessaire par l'écriture de soi ?
C'est le principal reproche qu'il faille faire à Histoire de ta bêtise, que j'idolâtre et dont j'ai corné déjà trop de pages. Il n'empiète pas à mon goût sur la justesse d'analyse et l'écriture vive et chargée d'ironie dont seul le narrateur Bégaudeau est doué sur ce sujet.