Il n'y a pas pire danger que de sous-estimer son ennemi...
Lao Tseu
Alors bon, la citation est peut-être (surement) apocryphe, comme toutes les citations, mais peu importe au fond ; ça fait toujours son petit effet de commencer par une citation de Lao Tseu.
Et puis ça a le mérite de poser un problème qui m'a sauté aux yeux avant même d'entamer la première page de ce Livre de Bégaudeau (j’avais vu des interviews de l’intéressé sur le sujet) :
Poser comme postulat de base, le Bourgeois (le Bourgeois « cool » en l'occurrence, précisons le une fois pour toute la critique) comme étant « bête », est-ce vraiment pertinent?
C'est une vraie question.
Car oui, le Livre ne fait pas que dire qu'il existe une forme de « bêtise Bourgeoise », truisme que je ne pourrais que valider (il existe toutes formes de « bêtises » ; bêtise réactionnaire, bêtise prolétarienne, bêtise progressiste, bêtise fasciste, bêtise universitaire…), mais va plus loin en soutenant que le Bourgeois serait « bête »… Sous-entendu, voir entendu : particulièrement bête par rapport aux autres.
Alors c’est ambivalent, parce que quelque part, c'est jouissif et ça flatte l'égo (le mien, celui de Bégaudeau, celui de tous ceux que le discours dominant exaspère).
Et puis bon, je vois ce à quoi fait allusion l'auteur ; je connais cette exaspérante bêtise, qu'on se prend dans la figure sitôt qu'on a l’étrange idée, emprunte d’un masochisme certain, de regarder par exemple un plateau TV rempli de « chroniqueurs politiques » (TF1, BFM, CNews, LCI et j’en passe). Je crois comprendre à quoi renvoi cette analyse sur une forme d’incapacité à réfléchir au-delà des réflexes Pavlovien tartinés de Moraline ; et pour cause, je suis pas le dernier à me désoler de cet état de fait…
Mais bon… Nonobstant ces considérations, je ne peux pas empêcher cette petite ritournelle de me chanter dans l’oreille : Il n'y a pas pire danger que de sous-estimer son ennemi...
D’où qu’il puisse venir, cet aphorisme, j’ai beaucoup de mal à remettre en cause sa pertinence. Je le pose donc, jusqu’à preuve du contraire, comme un axiome valide. A plus forte raison quand l’Ennemi en question vous met sacrément en PLS depuis pas mal de temps (et c’est pas le père W. Buffet qui dira le contraire!).
Partant de là, que peut-on conclure du Livre de Bégaudeau? Perso, je vois plusieurs hypothèses:
- C’est juste un troll. Pour se marrer. Pour dédramatiser. Et puis au passage, pour réduire la taille de son adversaire tout-puissant par le rire et la moquerie (et c’est de bonne guerre). C’est simplement thérapeutique.
- C’est une erreur d’analyse. Bégaudeau se fourvoie. Il est tombé dans le piège susnommé…
- Le Bourgeois n’est pas vraiment un Ennemi pour Bégaudeau. D’ailleurs, Bégaudeau n’a pas d’Ennemi. En bon petit Libertaire blasé, il regarde le monde avec distance. Le Bourgeois est pour lui un sujet de moquerie fécond (fait-con) un peu comme l’était le Belge pour Coluche, ou le Français pour Rowan Atkinson, mais pas vraiment un adversaire Politique.
Entre les trois (qui ne sont pas exclusifs les uns des autres au demeurant), mon chœur balance…
Quoiqu’il en soit, j’ai toujours autant de mal à valider entièrement la thèse ; je plussoie, certes, mais partiellement.
Oui la bêtise Bourgeoise existe (et elle est passée au scalpel avec beaucoup de finesse et de savoir faire dans ce Livre, ça je tiens à le dire).
Oui il y a des Bourgeois (ou leur porte-parole de service) qui sont particulièrement bêtes (ou du moins, si d’aventure ils ne l’étaient pas, ce seraient alors des acteurs particulièrement bluffant de réalisme).
Oui, cette bêtise est particulièrement lourde à subir du fait de son caractère dominant (encore plus j’imagine pour des gens comme Bégaudeau, pour qui la sphère privée se confond parfois avec la sphère publique, notoriété Parisienne oblige).
Mais non, je ne pense pas que le Bourgeois soit spécifiquement « bête ». Qu’il le soit plus, tendanciellement, aux non-Bourgeois.
Si la bêtise est la difficulté à penser le monde, à penser sa classe, à penser contre-soit, à réfléchir au delà des aprioris pavloviens, à structurer un logiciel conceptuel plus ou moins cohérent, à s’ouvrir à la culture, à s’adapter efficacement à son environnement pour maximiser ses avantages etc… et bien il faut vraiment ne pas avoir fréquenté beaucoup de prolos dans sa vie pour penser que ces derniers seraient globalement moins bêtes que les Bourgeois.
On me rétorquera de bon droit que les prolos ont une meilleure excuse, eux. Et c’est on ne peut plus vrai. Il est bien plus difficile de prendre du temps et de l’énergie pour penser le monde/soi-même/sa classe (ou quoiqu’est-ce), quand on a pour principales préoccupations de rembourser son prêt, de remplir son frigo (quand on en a un) ou d’éloigner ses gosses du système carcéral. Il est bien plus facile de se culturer quand on a du capital Culturel, du temps et de l’argent pour le faire. D’aucun, dans un élan quasi Orwellien pourrait même être tenté de rajouter que le prolo est globalement plus « vrai », plus authentique, moins hypocrite, moins grotesque même.
Oui, oui, oui, 100 fois oui, mais ça ne change rien à mon constat ; le Bourgeois n’est pas structurellement plus « bête » que le non-Bourgeois.
D’ailleurs, Bégaudeau ne devrait pas être le dernier à se rappeler que beaucoup d’écrits extrêmement puissants et profonds, ont été pondus par des personnes appartenant peu ou prou à la classe Bourgeoise, à commencer par Marx himself. Et ce n’est pas un cas isolé ; les Marx sont plus nombreux que les Proudhon…
Alors, certes, c’était une autre époque. Mais bon, si on commence à mettre le nez dans l’optique d’une hypothétique crise de "déchéance civilisationnelle", non seulement on sait pas trop où ça risque de nous mener, mais de surcroit, on quitte un peu la grille de lecture de classe pour entrer dans une grille de lecture de temps historiques (ou autrement dit : est-ce le Bourgeois qui est particulièrement bête ou est-ce plutôt la Modernité ?...)
Bref, comme souvent, j’ai des réserves.
D’autant que c’est drôle ; je suis en train de lire le début de Comme une Mule du même auteur (oui, il y avait beaucoup de Bégaudeau sous le sapin cette année, ce qui pour le moment n’est pas pour me déplaire^^) et je trouve amusant la pudeur de gazelle dont fait preuve Bégaudeau quand il vilipende les mécanismes mentaux de certain(e)s « féministes » qui sont ici l’objet de ses attaques :
Il les décortique, les moque, les tourne en ridicule, montre leur absurdité, avec la même violence, avec son plaisir habituel de sale gosse. Mais bizarrement, il se gardera bien de les traiter frontalement de "bête". Au contraire ! Il dira même « Tout cela est loin d’être bête. Tout cela est presque trop intelligent. » (page 52).
D’aucun pourrons y voir une forme d’ironie toute Voltairienne… Pourquoi pas ? D’autres une forme de self-defense afin de ne pas trop s’aliéner les gens de son bord… Possible. Moi j’y vois une forme de « traitement de faveur » pour la Bourgeoisie, qui seule a le monopole de la « bêtise » dans le logiciel de Bégaudeau.
Cela m’amuse. Oui, les autres aussi sont très bêtes… Mais ce n’est pas de la « vraie » bêtise… ce ne doit pas être une bêtise « systémique » j’imagine, donc ça ne compte pas.
A côté de tout ce là le Livre est très plaisant et je le conseille. Il se lit bien. Il vise simple et clair et cela j’aime ; rien ne m’insupporte d’avantage (spécialement chez les auteurs dits « de gauche/Révolutionnaire ») que l’élitisme (Bourgeois?...) inaudible de penseurs qui, dans la forme, pêtent sciemment et avec malice plus haut que leur cul (hein Guy De(l’autre)bord?...).
Il y a aussi beaucoup d’introspection égo-centrée. Je ne sais pas si Bégaudeau s’aime à la folie ou se méprise profondément (selon mon expérience personnelle(*) ça va souvent de pair), mais il s’intéresse beaucoup à lui-même, c’est certain.
Et qui serais-je pour lui jeter la pierre? Après tout, tout Penseur est un Observateur (du monde). Or s’il y a bien une chose que la science moderne nous a appris (confirmé), c’est que l’Observateur est toujours le point central de son propre univers. Son orgueil a donc toute licence à se prévaloir d’une certaine légitimité…
(*) je ne laisserais sans doute pas grand chose à la Philosophie après ma mort, mais j'aurais la satisfaction d'avoir au moins pondu ceci :
Il y a deux grands écueils dans la vie : se croire exceptionnel et prendre son cas pour une généralité
Deal with it dude...