François Huguenin, historien et essayiste français, se propose de nous raconter l'Histoire intellectuelle des droites en France depuis sa création en 1789 jusqu'à la première moitié du XXe siècle. Il fait le constat suivant depuis la Révolution, la droite française n'est jamais parvenu à proposer une opposition conservatrice intéressante, n'a jamais réussi à contrebalancer le poids de l'idéologie du progrès sans tomber dans l'excès (l'échec de la monarchie de Juillet, les tartuferies du Comte de Chambord, ou la pensée délirante de Charles Maurras à l'aulne de la seconde guerre mondiale...). Comme le fait remarquer très justement Huguenin :



Nulle part ailleurs, dans aucun grand pays développé, la voie fut aussi largement ouverte aux pensées progressistes sans qu'aucun pôle de résistance ne se fût constitué. C'est peut-être ce que l'on nomme, toujours avec une certaine suffisance, "l'exception française". p.437



L'auteur fait ici mention de l'inexistence dans l'histoire de France d'un parti conservateur en phase avec la modernité politique du XIXe et du XXe siècle contrairement à nos voisins Anglais par exemple.
L'ouvrage est organisé de manière très universitaire en cinq parties bien distinctes (Deux pensées face à face ; Un corpus critique de la Démocratie moderne etc.) comportant elles-mêmes différents chapitres tels que : Une critique du rousseauisme ; Le rejet de la liberté chez les réactionnaires etc. L'auteur nous gratifie d'une bibliographie abondante et de notes y renvoyant pour développer le sujet ce que je vais assurément faire des les prochains mois.
François Huguenin retrace donc l'histoire de la pensée intellectuelle contre-révolutionnaire en citant et expliquant les idées des deux principaux courants de la droite : les partisans d'une droite libérale acceptant plus ou moins les conséquences de la Révolution Française et donc de la modernité puis le second courant refusant en bloc l'héritage de 1789, qu'on appelle les réactionnaires. Combat perdu d'avance pour les réactionnaires qui souhaitent revenir à un "avant 89" et qui lutteront contre une évidence historique qu'ils veulent ignorer : l'histoire ne revient jamais en arrière.
Il s'agit pour l'auteur de décortiquer les principaux axes de pensées de ces droites en prenant comme référant les événements de la Révolution (déchristianisation violente et forcée de la société) et surtout la pensée des Lumières, notamment celle de Rousseau et son fameux Contrat Social ou encore son Discours sur l'inégalité qui montre comment l'homme avec le développement de la raison et de l'amour-propre s'est replié sur soi :



Le Discours sur l'inégalité propose une vision saisissante de la chute de l'homme par rapport à son état initial. Il y a ici un parallèle très clair avec l'idée de chrétienne du péché d'origine. Mais ce qui différencie Rousseau de la vision chrétienne, et qui rend son hypothèse dangereuse, c'est que le responsable c'est la société, c'est donc l'Autre. p.39



L'auteur s'appuie sur les plus célèbres intellectuels de droite tels que Joseph de Maistre, François Guizot, Alexis de Tocqueville, Louis de Bonald, Edmund Burke, Benjamin Constant, Pierre-Simon Ballanche etc. L'auteur balaye tous les sujets primordiaux en commençant par la notion complexe de liberté avec la création des Droits de l'Homme (les fameux). Comment la droite à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle a t-elle réagi ? L'analyse de la pensée de Maistre est très puissante et Huguenin nous livre une analyse très fine d'une figure emblématique de la droite contre-révolutionnaire :



Finalement Maistre pense comme Tocqueville que la monarchie française de l'Ancien Régime était libre, à sa manière. [...] "L'art du législateur n'est pas de rendre la peuple libre mais assez libre". (Joseph de Maistre ndlr). Ne voit-on pas, à considérer les foules modernes gavées de télé-réalité et de divertissements avilissants, que le diagnostic maistrien se vérifie ? La profusion du choix, en termes de divertissement, d'équipement, de confort, de bien-être, devient de plus en plus l'alpha et l'oméga de la liberté des individus. Au nom du choix du mode de vie, la liberté se résume de plus en plus à celle de choisir les biens matériels utile à la jouissance. La liberté absolue fantasmée, l'émancipation forcée à coups d'injonctions médiatiques sont-elles, dans ces conditions, de nature à proposer autre chose qu'un esclavage supportable et consenti ? p.81



Il est bien évident que la liberté n'a jamais été l'apanage des démocraties et que les monarchies sont aussi des régimes où l'on consent à la liberté, on l'oublie trop souvent. Dans une démocratie, le peuple se déchire tels des chiens pour un os, à ce sujet, voici une citation de Charles Maurras qui reprend en grande partie les idées de Tocqueville :



Dans la monarchie française, l'autorité est indépendante, sans partage. Pour la plupart des hommes du XIXe siècle, expose Maurras, et aujourd'hui encore, absolutisme est synonyme de despotisme, de pouvoir capricieux et illimité. C'est absolument inexact : pouvoir absolu signifie exactement pouvoir indépendant ; la monarchie française était absolue dès lors qu'elle ne dépendait d'aucune autorité, ni impériale, ni parlementaire, ni populaire : elle n'en était pas moins limitée, tempérée par une foule d'institutions sociales et politiques héréditaires ou corporatives, dont les pouvoirs propres l'empêchaient de sortir de son domaine et de sa fonction. Son droit confinait à une multitude de droits qui la soutenaient et l'équilibraient. L'ancienne France était hérissée de "libertés". p.136-137



L'historien ne fait l'impasse sur aucune aspect majeur de l'évolution politique et sociale de la France au cours du XIXe siècle et nous livre des critiques pertinentes sur la centralisation et le jacobinisme ou encore sur l'égalitarisme démocratique avec un auteur que j'adore, Alexis de Tocqueville, un libéral opposé à l'égalité et un grand penseur de la question de l'individualisme des sociétés modernes. Je ne résiste pas à vous offrir cet extrait écrit en 1840. Mystique !



Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?"
Alexis de Tocqueville, "De la Démocratie en Amérique", 1840



Difficile d'imaginer aujourd'hui que la démocratie pourrait être liberticide, pourtant elle l'est bien. Du moins, on peut la voir comme telle et la pensée réactionnaire est particulièrement lucide à ce sujet comme nous l'explique Huguenin :



[...] Bonald démontre que la démocratie moderne est par essence absolutiste. En effet, la prétention à faire de la vox populi la condition nécessaire, suffisante et unique de toute légitimité du pouvoir, à juger l'acte politique en fonction de ce seul critère, indépendamment de toute notion de bien commun, conduit inévitablement à mettre le mécanisme démocratique au-dessus de toute loi, de tout principe, au-delà de toute notion de bien et de mal, à justifier par avance toute injustice, toute violence, à sacraliser le despotisme populaire.



Ce qu'il faut principalement retenir de cet ouvrage et de sa riche démonstration, c'est que la droite s'est principalement construite en opposition à et non en développant les trésors et la richesse de sa pensée et que de fait, elle a constamment échoué face aux notions comme le progrès, la liberté, l'individualisme etc. Autant de sujet qui sont aujourd'hui largement mis en échec dans nos sociétés et qui seraient bon à prendre du côté de la droite. L'ouvrage tente dans le dernier chapitre de proposer des solutions afin de sortir de cette impasse mais elles sont, selon moi, hors course d'office. Je vous laisse lire les chapitres dans lesquels Huguenin se propose de réhabiliter la pensée de droite : La liberté face à la vérité : la position du catholicisme ; La catholicisme social : la fécondité d'un échec. Il est évident que le salut de la droite, de la morale et du retour d'une pensée du bien commun passe inévitablement par un retour du religieux et pas n'importe lequel, en France, celui du catholicisme presque indissociable, finalement, de la pensée intellectuelle de droite. Mais comment y croire aujourd'hui ? L'ouvrage a été écrit en 2013, par un historien catholique né en 1965. Il a très probablement conscience du recul du religieux chrétien en France dès lors ses lignes de force sont faibles. Néanmoins, je n'ai pas d'alternative viable à proposer (du moins pas pour le moment) alors je m'en contenterai mais ceci explique ma note moyenne. La déception face aux chapitres d'ouvertures et les longueurs de certains passages parfois peu lisibles viennent légèrement entacher le bilan.


L'Histoire intellectuelle des droites reste un excellent ouvrage pour ceux qui souhaiteraient comprendre l'évolution de cette pensée et l'impuissance des deux courants principaux. Sur à peu près 500 pages, François Huguenin raconte l'opposition irréductible de la droite réactionnaire contre droite libérale puis de leur mise en échec face à la gauche sur le plan de idées. Un ouvrage passionnant pour les néophytes comme pour les connaisseurs.

silaxe
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le 29 mars 2016

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