*Hiver Caraïbe* est un récit de voyage rédigé par Paul Morand en 1926 alors qu'il effectue une sorte de crochet de l'Amérique, traversant l'Océan vers le Venezuela pour remonter vers le Pacifique en bout de course en parcourant entre temps Haïti, Cuba, la Jamaïque, différents ports des Antilles, le sud des Etats-Unis et surtout avant cela le Mexique qui sera l'occasion d'un long exposé archéologique sur les traces des précolombiens.
Le texte de Morand présente deux visages assez distincts dont la jonction n'est pas forcément évidente.
On peut le voir d'un côté un peu restreint comme une suite de cartes postales saisies sur le vif qui présentent le pittoresque de différentes régions, retenu par l'œil expert d'un voyageur professionnel et d'un esthète habile. On pourra citer à cet égard la très belle description de la traversée d'un marché mexicain comme une galerie ouverte sur l'histoire (comme dans la Peau de chagrin), la peinture des échanges commerciaux à Curaçao ou le récit imagé, épique, existentiel d'un combat de coqs en Haïti.
On est d'un autre côté bien forcé de prendre le texte pour ce qu'il est souvent : un commentaire et un prolongement du traité de l'inégalité des races de Gobineau dans lequel les pays traversés sont expliqués dans leur particularisme culturel par des théories franchement ridicules et dépassées qui tissent des séparations et des rapprochements entre les peuples sur la base de description de surface lacunaires et foireuses. On vous sortira par exemple que les Mongols et certains Mexicains de la montagne c'est la même chose parce qu'il a vu deux mecs à la gueule un peu plate. Bon.
Ce que le livre peut avoir d'étrange, c'est que ces deux tendances qui se repoussent a priori – l'intérêt sincère pour les arts de toutes périodes, de partout, la recherche de liens entre eux, tend à une forme d'universalisme que le racialisme à côté compartimente beaucoup – sont souvent attirées l'une par l'autre dans un système explicatif de voyages et d'échanges entre les « races » assez dur à faire tenir.
Surtout qu'à côté, le dernier grand aspect du livre, plus discret, paraît lui aussi entretenir une sorte de confusion avec cette idée : la variété de régimes et de pays traversés est l'occasion pour Paul Morand, qui en a vu d'autres, de rédiger une sorte de petit traité de la frontière, mi-ironique mi-sérieux, où il a souvent l'occasion de se positionner fermement contre l'immigration et pour un protectionnisme assez dur.
Ce qu'il y a de dérangeant, au fond, chez Morand, c'est qu'il est pour un ensemble de principes autoritaires assez stricts qui sont bons pour les autres mais pas pour sa frivolité de voyageur libre qui veut aller partout, prendre ce qu'il y a à cueillir, en s'esclaffant au passage sur les conséquences réelles sur les vraies personnes rencontrées de l'autoritarisme. Il a ainsi une manière assez légère de traiter du meurtre d'opposants politiques dans les Antilles ou en Amérique du Sud qui interpelle un peu quand on la recontextualise par rapport à ce qu'il propose à côté comme modèle de société.
Au demeurant, Hiver Caraïbe n'est pas, à mon sens, à lire comme un programme politique qu'il n'a jamais eu vocation à être, et le talent de Paul Morand pour la peinture de voyage et l'anecdotique est largement assez grand pour justifier la lecture du livre qui se paie le luxe au passage d'être un assez bon traité, bien qu'impressionniste et subjectif, d'art, de politique, d'histoire américain, au sens original du terme.
Mais le paradoxe demeure. Si on croisait un Paul Morand aujourd'hui, on aurait probablement envie de lui mettre une paire de droites. Mais il faut dire que les Morand d'aujourd'hui sont moins talentueux, et donc moins excusables.