Le comte Octave et Honorine s’aiment, mais bientôt elle ne l’aime plus et s’en va, toute seule, comme une grande clandestine. Il la retrouve. La protège en secret. Charge son secrétaire, Maurice de l’Hostal, de la protéger – un peu comme les caméras dans nos villes protègent ceux qu’elles filment. Celui-ci « compr[end] bientôt l’étendue de [s]on dévouement en comprenant toute la bassesse des espions. » (p. 569). Vous devez bien avoir une idée de la façon dont cela finit, non ?
Chaque lecteur de Balzac a peut-être son Balzac. Et j’aime bien le Balzac d’Honorine. Pas forcément pour l’histoire, mais parce qu’en l’occurrence, c’est l’histoire d’une histoire – et même, pendant une vingtaine de pages, l’histoire de l’histoire d’une histoire. Ça s’appelle récit enchâssé, c’est une mise en abyme, on explique ça à l’école, avec des boîtes de Vache qui rit si besoin et je n’irai pas plus loin sur ce terrain théorique.
Quand le narrateur reproduit le récit de ses aventures par Maurice de l’Hostal (et dont une partie, donc, inclut à son tour un récit du comte Octave), Balzac laisse la parole. (C’est aussi le cas avec l’Étude de femme de Bianchon.) C’est-à-dire qu’on ne trouve dans Honorine ni les fameuses descriptions, ni les diverses digressions plus ou moins longues, généralement réactionnaires, souvent brutales, quelquefois drôles, qui émaillent les narrations du Balzac premier degré.
Ce genre de narrateur suprême n’est pas absent d’Honorine, mais sa voix y est comme en sourdine. « Combien de contes des Mille et Une Nuits tient-il dans une adolescence ?… Combien de Lampes Merveilleuses faut-il avoir maniées avant de reconnaître que la vraie Lampe Merveilleuse est ou le hasard, ou le travail, ou le génie ? Pour quelques hommes, ce rêve fait par l’esprit éveillé dure peu ; le mien dure encore ! » (p. 534) : c’est (encore) Balzac qui tient ces propos, et c’est (déjà) Maurice de l’Hostal. Et il me semble que ça change beaucoup de choses.
Un peu plus tard, Maurice parle d’Octave ainsi : « Cet homme d’État semblait avoir réussi à passionner le plaisir machinal d’émietter du pain à des poissons. » (p. 545). Pour un lecteur qui, comme moi, considère qu’un portrait ne nous renseigne pas seulement sur le modèle, mais aussi sur le peintre, une image comme celle-ci est d’autant plus riche.
À la fin de son récit, Maurice montrera à son auditoire une lettre d’Honorine, en commentant : « vous reconnaîtrez que la littérature ne saurait trouver de tels écrits dans ses entrailles postiches ! » (p. 580). Balzac comme narrateur suprême aurait tout aussi bien pu produire ce commentaire goguenard. (Il me semble qu’il le fait ailleurs dans la Comédie humaine – dans Albertus ?) Mais en le confiant à un personnage, il manifeste une subtilité de plus dans l’humour – ce qui, appliqué à lui, n’est pas une mince affaire.
Il me semble enfin que l’intérêt de la narration en abyme d’Honorine éclate dans les dialogues. Toutes les formules plus ou moins cruelles, plus ou moins vraies et plus ou moins avisées qu’on trouve sur la Femme et l’Amour – les grandes affaires des « Scènes de la vie privée » – me semblent ainsi moins percutantes que cette conversation entre Maurice et Honorine (p. 574) : « Agirez-vous comme les autres femmes ? – Que font les autres femmes ?… – Elles nous ordonnent d’immenses sacrifices, et quand ils sont accomplis, elles nous les reprochent, quelque temps après, comme une injure. – Elles ont raison, si ce qu’elles ont demandé vous a paru des sacrifices… reprit-elle avec malice. »