Cesare Pavese lui avait déjà soufflé le titre de son précédent et magnifique roman, Que reviennent ceux qui sont loin. Cette fois, c’est un ouvrage entier que Pierre Adrian consacre à l’écrivain italien, l’un de ceux, avec Pasolini, qu’il a élus avec passion au rang de véritables compagnons littéraires, d’amis même, puisque « qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte », à qui l’on « demande de nous aider à vivre, de nous tenir compagnie ». Après un premier fervent pèlerinage en Italie sur La Piste Pasolini, nous voilà donc à la suite de l'auteur français sur les pas de cet autre grand nom de la littérature italienne, un homme tourmenté qui, en 1950, mettait fin à ses jours dans une chambre de l’Hotel Roma, à Turin.
Si Pasolini fut « l’écrivain de [s]es vingt ans », Pavese est maintenant pour Adrian celui de sa trentaine, « sans doute, écrit-il, parce que je ne cherchais plus de maître à penser mais seulement un ami pour me tenir compagnie. » Lui qui a fait du Métier de vivre l’un de ses livres de chevet, cette « lecture morcelée, intranquille, deven[ue] aussi la recherche d’un reflet, d’une correspondance avec [s]a propre réalité », se rend donc avec la femme qu’il aime – « la fille à la peau mate » – sur les lieux fréquentés par le maître dans les dernières années de sa vie pour tracer de lui un portrait sensible et personnel, enrichi de citations.
Emporté au gré des pérégrinations du couple entre ses lieux de vie et ceux qui furent les témoins de la descente au fond du désespoir d’un homme qui, solitaire et sans amour durable, en vint à considérer que « Mon lot à moi, c’est d’étreindre des ombres », l’on est bien vite frappé par le contraste entre l’accablement qui, parti du constat de sa mort littéraire – « Ma part publique, je l’ai accomplie. J’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé. J’ai donné de la poésie aux hommes. J’ai partagé les peines de beaucoup. » Maintenant « Tout cela me dégoûte. — Pas de paroles. Un geste. Je n'écrirai plus. » – devait mener l’écrivain au suicide, et la manière dont, trois quarts de siècle plus tard, son œuvre alimente l’existence et la pensée d’Adrian, comme si les deux hommes, aussi vivants l’un que l’autre, se rencontraient régulièrement.
La passion d’Adrian est communicative. Bientôt c’est le lecteur qui, entre ombre et lumière, entre ce qui aiguillonna et assombrit l’existence de Pavese, perçoit la présence de son fantôme et le poids de son héritage littéraire. Outre une formidable incitation à lire l’auteur italien, le récit est, au travers des citations choisies, un puissant révélateur des ressorts présidant au parcours d’Adrian, à sa mélancolie – si palpable dans Que reviennent ceux qui sont loin – et à la magnificence de son écriture. Sans doute l’aîné n’aurait-il pas renié cet héritier si imprégné de son reflet. En tous les cas, sous le charme, l’on se plonge avec plaisir dans cet ouvrage, à la fois récit de voyage, enquête et quête, qui, par-delà la mort par suicide d’un écrivain, célèbre l’élan de vie que son œuvre continue d’alimenter.
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