Si j'ai choisi ce roman dans les rayonnages de ma bibliothèque, c'est parce que j'ai dû lire le plus grand bien de cette autrice... mais je ne sais plus où, dommage. Télérama ? S'ils sont aussi peu exigeants qu'en matière de cinéma, c'est possible. Quoiqu'il en soit, je n'ai pas vu ce qui pouvait susciter l'admiration dans l'écriture de Rebecca Lighieri.

Oh, je n'ai pas passé un mauvais moment durant ces 373 pages ! Car le livre a une qualité pour lui, une seule : il donne envie de connaître la suite, comme un polar quoi... Pour le reste, évoquons distinctement le fond et la forme.

Le fond ? Tout, dans ce portrait d'un jeune homme des cités et de sa famille, est outré. Karel, le héros et narrateur, est un tel beau gosse que dès qu'il pose ses fesses sur le tabouret d'un bar, une fille vient le draguer pour coucher avec lui. Automatique. Malgré son physique plus qu'avantageux, il s'obstine à bosser comme aide-soignant dans des structures médicales - et ce, alors qu'on ne sent nulle vocation particulière chez lui. Sa sœur Hendricka est encore plus canon, la chose nous est lourdement rappelée régulièrement dans le roman, donc elle réussit comme actrice de cinéma au-delà de toute espérance. Le petit dernier, c'est Mohand, qui est né gravement handicapé mais qui parviendra à devenir quelqu'un - un caïd de la cité doublé d'un guérisseur - à la force du poignet. C'est beau la résilience. La fratrie avait écopé d'une parentalité aux petits oignons : Karl l'ignoble, violent, drogué, dealer, et sa femme Loubna, seulement passive et droguée. Le seul qu'elle protège, un peu, c'est l'infortuné Mohand, mais ce n'est pas par amour, seulement pour exister elle-même.

Heureusement, il y a le Passage 50, une communauté gitane. Karel va y rencontrer Shayenne, une fille ultra chaude et adepte de l'amour à-la-vie-à-la-mort. Même pour Karel, c'est un peu trop. Il va donc finir par la quitter pour aller chasser les "filles en 'i'", c'est-à-dire celles des beaux quartiers, qu'il "niquera" à tour de bras sans les respecter puisque ça permet à notre héros de se venger de la mauvaise fortune qui lui échut et que ce sont, invariablement, des pétasses avec un petit pois dans la tête. Sauf une, Gabrielle, qui déstabilise tant notre héros qu'il la laissera sanguinolente sur le trottoir. L'occasion de faire dans le misérabilisme, exprimé d'une façon particulièrement banale. Page 234 :

C'est trop facile de n'être ni toxicomane, ni alcoolique, ni violent, quand on ne vit pas dans un taudis insalubre ou une caravane exiguë. C'est trop facile d'être gentil et généreux quand on n'a jamais manqué de rien.

C'est vrai, je crois à cela, mais c'est exprimé façon café du commerce...

On n'oubliera pas dans ce rapide résumé une brochette de personnages secondaires : Yolanda, la revêche mère de Shayenne qui, hasard, eut une relation avec Karl, le père de Karel ; Choucha, l'exilée du Passage 50 à la poitrine hyper opulente, qui s'avèrera être homosexuelle ; Jérémy, le petit copain de Hendricka, forcément richissime et donc connard ; Rudy, le copain gitan de toujours...

Tout est fait pour en mettre plein la vue et le roman ne devrait pas tarder à se transformer en scénario, comme bon nombre de productions littéraires actuelles. Kundera, qui prétendait que tout ce qui relève du roman est précisément ce qu'on ne peut adapter au cinéma, serait dépité.

Mieux vaut toutefois adapter ça qu'un texte vraiment écrit : là, l'opération sera moins décevante qu'en s'attaquant à Maupassant ou à Flaubert. Car pour ce qui est de la forme, on pourra dire qu'elle s'accorde bien au propos. On aura compris que ce n'est pas un compliment.

Peut-on être cru sans être ordurier ou vulgaire ? Bien sûr, quelques auteurs l'ont prouvé, à commencer bien sûr par Louis-Ferdinand Céline. Ce n'est pas le choix qu'a fait Rebecca Lighieri. Les exemples abondent, en voici quelques-uns. Page 182, s'agissant des filles en "i", toutes mises dans le même sac (Longchamp) :

Elles ne méritent pas mieux. Je les baise et c'est bon de les baiser, toutes ces Aurélie, ces Julie, ces Emilie, ces filles en "i", que je fascine et que je méprise pour cette raison même.

Et quelques lignes plus loin : "j'ai beau leur tirer les cheveux, les niquer à l'arrache, sans me soucier de leur plaisir, sans jamais les rappeler, (...) elles reviennent toujours". Les niquer à l'arrache : classe. Je me demande quelle plaisir peut tirer un écrivain, femme surtout, à user de ce langage du machisme ordinaire. Si elle faisait de son héros un pur salaud peut-être, mais là pas du tout : Rebecca Lighieri entend visiblement rendre son narrateur attachant. Quel est le but ? Paraître n'avoir pas froid aux yeux ? On est en 2025 quand même... Quoi qu'il en soit, on devra subir des expressions telles que "pour prendre son petit coup" (page 186), des phrases telles que "j'ai beau leur faire du mal à mon tour, les prendre pour des connes et les traiter comme des merdes (...)" ou "je veux juste me la mettre sur ma queue - et ma queue a l'air d'accord", page 244.

N'oublions pas un autre truc suprêmement agaçant : les titres de chapitre en langue étrangère. "No sex tonight", "Love in vain", "La vida loca", "Il mio refugio" etc. (rien en mandarin). C'est quoi le projet ?... ça fait genre ?

Mais doit-on s'étonner de ce niveau de langage de la part de quelqu'un qui tombe en pâmoison devant les paroles de Johnny ou d'IAM ? Page 227, un texte du groupe marseillais est cité, :

Pourquoi chez moi le rêve est évincé par une réalité glacée ? Et lui a droit à des idées poussées. La vie est belle, le destin s'en écarte, personne ne joue avec les mêmes cartes... Tant pis on n'est pas nés sous la même étoile.

Attention, je ne verse pas ici dans le mépris : je peux comprendre qu'une personne dont la vie est dure soit touchée qu'un rappeur mette des mots sur ce qu'elle ressent. Mais présenter ça comme de la littérature... On est loin de Rimbaud, ou d'Antonin Artaud qui donne son nom à la cité de Karel et a fourni la phrase-titre (elle a cité Artaud)...

Si ce niveau de langage était constamment celui de Karel, on souffrirait toujours mais le roman aurait au moins le mérite de la cohérence. Le problème, c'est qu'à d'autres moments son parler est plus relevé. Exemple page 193 avec "il faisait froid, nous étions ivres, et nous avons pataugé dans la vase avant de nous écrouler dans l'herbe". Un type qui ne sait s'exprimer qu'avec les mots queue, baise, branlette, chibre et cul dira probablement "on était fin bourrés" par exemple, sûrement pas "nous étions ivres". (Notons au passage une virgule inutile, avant "et".) De même lorsque Karel parle du "charme suranné de notre nouveau foyer" page 233. Ou, page 293, lorsque notre Karel se hisse franchement à un niveau de poète, s'agissant de Gabrielle : "la rose pourpre de son sang s'épanouissant sous sa nuque frêle". Karel a soudain muté.

Les faiblesses du roman vont jusqu'au niveau purement grammatical. Evoquons d'abord la maîtrise de la ponctuation, avec cette succession de "et" page 73 : "Même ma mère a fait sa kesra, elle qui déteste cuisiner, et nous nourrit de chips et de blancs de dinde". La virgule avant le "et" donne à penser que les chips se rapportent à la kesra. Mais sans virgule, trop de "et". La phrase est mal foutue.

Même remarque avec cette phrase, page 182 : "(...) mais aux dires des médecins, sa convalescence est en bonne voie, et je lui ai proposé de venir vivre avec moi plutôt que chez Choucha". La virgule après "médecins" alourdit le rythme de la phrase.

Autre technique non maîtrisée par l'auteur, la règle de l'apposition. Page 176 : "Bien qu'il ait pris toutes les précautions possibles, ma mère s'est aperçue de cette défection...". C'est incorrect : ce qui suit la virgule se rapporte forcément à "il", en bon français - rêgle établie dans un souci de clarté. Mais que fait l'éditeur ?...

Je le crains, le lecteur de cette critique - s'il n'est pas déjà sorti - va me dire que je chipote. Mais on ne peut se contenter d'écrire "ce n'est pas très bien écrit" sans argumenter. Et tous ces problèmes sonnent pour moi comme des fausses notes dans une interprétation musicale.

Tout ça rend difficile à comprendre les éloges dont jouit cette autrice. Nicolas Mathieu me donne la même impression : après un premier roman réussi, il a signé un Connemara essentiellement trivial. Ensuite, j'ai arrêté.

Mais je reviens à mon début : ma lecture fut loin d'être un pensum. Il est des hommes qui se perdront toujours se dévore, donc acte. Comme beaucoup de page turner, il risque de ne me laisser aucune trace. D'où l'intérêt de cette critique pour me rappeler, dans quelque temps, que ce n'était pas très bon.

Jduvi
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