Dans un futur très proche, un coup d’État militaire a fait basculé la France sous une dictature d’extrême droite, un « mélange d’ultralibéralisme et d’État policier » comme au temps de Pinochet au Chili. La narratrice Inès, veuve septuagénaire d’un PDG du CAC 40, n’en revient pas de se retrouver sur les listes des « éléments subversifs », en raison, semble-t-il, de ses anciennes bonnes œuvres : sous ce régime gauchophobe, le bénévolat auprès de migrants et de personnes fragiles a mauvaise presse, et la voilà toute aussi indésirable que les Juifs et les Musulmans déjà pourchassés en masse.
Alors qu’elle réalise que, pour elle aussi, l’heure est venue de partir pour un exil vraisemblablement définitif à son âge, la panique l’étreint. Dans l’attente angoissée de la camionnette qui doit venir les chercher pour les conduire subrepticement au Bourget - elle et sa bonne mauricienne qui a proposé de l’héberger là-bas, dans son île -, Inès ne peut empêcher les mots de couler en un long monologue à l’adresse de cette femme dont on ne fait que deviner les réponses. Se remémorant avec remords les signes avant-coureurs sur lesquels, dans son aveuglement et sa lâcheté, elle avait préféré fermer les yeux, elle revient également sur sa vie et sur son histoire familiale, en une confession encore incrédule où dominent la honte et la culpabilité.
Nostalgique et douloureux, son discours interroge sur les responsabilités, entre assentiments et indifférences, d’une génération qui, rétamée par une « forme de dépression latente » face à l’amoncellement des menaces, ne se sent plus toujours la force d’agir et de réagir, préférant alors compromis et compromissions dans une attitude globale de déni, d’évitement et de passivité. Se souvenant des difficultés à sortir du silence bâti par la honte et par l’effroi autour de la Shoah, mais aussi de « l’honnête homme » que fut son grand-oncle, lui qui préféra sacrifier sa carrière de préfet plutôt que de trahir son ministre de tutelle, « Dreyfus de la Grande Guerre », Inès nous conjure avec les mots de Michael Berenbaum : « Les choses sont difficiles à regarder. C'est pourquoi nous devons les regarder. Elles provoquent en nous un sentiment de honte non parce que nous sommes les criminels, mais de la honte parce que nous appartenons à la même espèce que les auteurs de ce crime. Mais si vous êtes mal à l’aise tant mieux. Si nous sommes toujours à l’aise, si nous avons l’esprit tranquille, alors une part profondément morale de notre humanité s’est brisée et a disparu. »
Alors, courage ou évitement : ce conte philosophique - que l'on pourra trouver déconcertant et, au début, assez désagréablement logorrhéique -, nous rappelle, qu’un jour ou l’autre, de toute façon, il faut choisir son camp, et qu’à les laisser pourrir, les situations n’en finissent par moins par nous rattraper. Tôt ou tard, il faudra bien y faire face et se dire : "Il faut y aller, maintenant..."
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