Ah! Quel étonnant roman... très bien mené, d'abord, et de façon non linéaire : tout se concentre sur un moment critique, d'où débordent les souvenirs, des allers-retours dans le temps. On distingue aisément les personnage par ce qui les anime, par ce qu'ils pensent, de sorte qu'on ne s'y perd pas ; l'intrigue, excessivement romanesque, repose sur des données très réels, très ancrées dans une époque récente. Nous sommes à l'époque de la Perestroïka, et la Mer d'Aral, que l'on assèche depuis quelques décennies, occupe l'esprit de ceux qui veulent la sauver comme de ceux qui espèrent la transformer en une terre cultivable. Nous avons donc Jadiguer, dirigeant le kolkhoze de pêche, et un académicien influent nommé Azim. Tous deux étaient autrefois amis et aiment la même femme, Bakizat, épouse du premier.
Mais ce qui est le plus intéressant est la façon dont ces trois caractères et leur psychologie ressortent dans ce contexte, à la confluence entre conceptions anciennes (issus de la religion et de la tradition) et des pensées sociales et écologiques du vingtième siècle finissant (le passé soviétique est encore très présent, aussi). Si Nourpeissov n'apporte pas vraiment de solution au débat ni d'idée bien neuve, ses personnages traduisent assez somptueusement le désarroi dans lequel ils sont ― désarroi politique, spirituel, certes, mais surtout existentiel... Car cette narration tutoyant ses personnages, passant de l'un à l'autre (sans qu'on s'y perde encore une fois) se faufilant dans leur tête, stylisant leurs tourments avec des métaphores bien ajustées (par exemple ce personnage qui ressent tout le poids de la neige dans ses dents, tout le poids de ses problèmes...) les creusant au gré des circonstances qui se compliquent, les poussant dans leurs retranchements : ce "tu" accablant ou plus empathique, fonctionne bien ici.
Et, d'un autre côté, cette ambiance sombre mais très prenante, de relations prisent dans un étau d'adversité ou de haines, ses personnages secondaires tantôt comiques bouffons, tantôt poussent-à-la-rancœur ; tout cet abyme humain donne de la profondeur et nourrit à son tour le contexte donnant lieu à cette histoire. Tout est dans la réciprocité, de ces deux aspects du roman qui se renforcent l'un l'autre... Et son moment critique, se dévoile lentement, en acmé et tambour battant une fois que c'est fait ; on se dit parfois que le romancier en fait un peu trop pour nous impressionner, avec ses digressions et ses redondances dramatiques, mais on en garde définitivement quelque chose.
Lu du 25 janvier au 16 février 2024 -- Traduit du russe par Athanase Vantchev de Thracy -- 530 pages -- L'Âge d'Homme