Que peut bien justifier le temps accordé à ces 700 pages, à ce roman fleuve dont la taille microscopique des caractères, vient rajouter à l’impression de démesure qui nous assaille au premier coup d’œil.
Tout d’abord, le catalyseur, c’est la sortie d’un film éponyme et la peur associée de maculer par ce dernier la précieuse virginité de notre imaginaire, par des images préconstruites, intrusives. Mais l’irrésistible attrait, la source profonde de l’envie, ce sont surtout les réminiscences, l’empreinte indélébile, le sentiment indicible que laissent les grandes œuvres dans notre for intérieur.
De fait, dès les premières pages, la méticuleuse avalanche de détails dépeignant une époque et des usages révolus nous fait deviner toute la portée artistique de cet illustre bouquin. C’est un véritable pan de l’histoire qui rejaillit à travers nos premières projections. Au fur et à mesure des lignes se dessine consciencieusement la charpente de l’édifice de l’Imprimerie, industrie à part entière pendant la Restauration.
Cependant, ce premier cadre descriptif ne nous rend toutes ses couleurs qu’une fois accompagné d’une peinture absolument prodigieuse des caractères, des états d’âmes de chaque protagoniste rencontré. Plus que tout autre, la force de Balzac, ce n’est pas simplement de faire parvenir à nos yeux une suite de lettres associées à des noms mais des émotions, des ressentis bruts, rêches, acides ou placides qui parlent et communiquent à nos expériences, notre vécu. De fait, l’enchainement d’évènements opposant les différentes catégories sociales, politiques, institutionnelles sert de nourriture permanente au dévoilement intimiste des personnages, d’une rare complexité.
Se forme alors subrepticement dans nos têtes, l’image irradiante d’un Lucien de Rumbempré, versatile et narcissique, baigné dans l’ingénuité d’une adolescence tardive mais proprement époustouflante. Parallèlement, on fera l’amère connaissance de l’inexpugnable avarice, le père Séchard, d’une noirceur ô combien satirique - Je ne peux ici m’empêcher de faire le parallèle avec l’indécrottable Fiodor Karamazov qui éclot 40 ans plus tard -. Plus lumineuse, c’est aussi la rencontre d’Eve, la douceur adorative. Damnée par la naïveté d’un amour inconditionnel, cette sœur est aussi dotée d’une surprenante et scrupuleuse force morale, lui octroyant une certaine lucidité sur la vie. Enfin, que dire du parangon de vertu, de l’impuissante sagesse, de d’Arthez le chevalier de la morale et de l’esprit. Rarement l’éternel paradoxe entre émotion et raison n’aura été aussi profondément compris, ressenti, qu’à travers la friction intellectuelle permanente de ce dernier avec Lucien. L’expérience est unique.
Mais au delà de la truculence de certains personnages, ce livre permet surtout au lecteur de découvrir l’histoire d’un véritable procès d’intention. Que ce soit dans le risible mimétisme Parisien de la noblesse Angoumoise ou dans les sempiternelles velléités d’élévation de la classe bourgeoise, on retrouve derrière chaque parole, chaque action, le sceau péremptoire de l’assentiment hiérarchique. Ce procédé appliqué à une capitale, de nature exponentielle, nous fait découvrir le véritable théâtre de l’enfer journalistique et politique, où la faille la plus ténue, le moindre soupçon de crédulité est exploité, vampirisé. Dans un tel milieu, tout esprit révélant les aspérités du génie est alors irrémédiablement avili s’il fait montre de la moindre ambition, qu’elle soit artistique, sociale ou politique.
Délesté de tout faux semblant offrant une quelconque prise à cette machine de l’intérêt et du profit, seul un ascétisme aux accents divins semble être finalement opposable à ce système de l’inhumain. Si à travers ce livre, Honoré de Balzac dessine lumineusement les contours de cette voie salutaire, c’est surtout le caractère inexorable de la véhémence passionnelle et de son lot de souffrances propres à l’homme qui finissent gravés dans nos têtes. Et pour cause, qui mieux que le génie littéraire de cet auteur tourmenté par la passion du détail vrai, par la mission philosophique du genre romanesque, pour nous narrer les déboires de cette fatale propension humaine ? Encore une fois, l’expérience est précieuse, profonde et unique.