Sokal et Bricmont contre les méchants nominalistes
Ainsi donc ce serait méthodiquement et irréfutablement que Sokal et son pote démontent les châteaux de cartes des pseudo-intellectuels, eux qui ne sont pas des imposteurs du tout?
Regardons-y de plus près:
Après un chapitre consacré aux mathèmes de Lacan, qui - étant donnée leur nature - leur permet d'avoir raison à peu de frais, et avant d'en venir à des philosophes et littéraires qu'ils ne comprennent pas, nos deux contempteurs de l'Imposture consacrent quelque pages à des philosophes, historiens et sociologues des sciences, qui ne répondent absolument pas aux critères qu'ils ont eux-mêmes fixés dans leur introduction (ni Kuhn, ni Feyerabend ni Barnes et Bloor ne pratiquent "l'abus réitéré de concepts et de termes provenant des sciences physico-mathématiques" - tous ces gens ont une formation scientifique solide). On sent venir le coup fourré: il ne s'agit pas de s'attaquer à quelque imposture que ce soit (un bon nombre desdits historiens des sciences sont eux-mêmes scientifiques de formation). Ce qui leur est reproché ici est d'avoir fait preuve d'un "relativisme cognitif", en bref, d'avoir osé défendre une vision nominaliste des sciences contre la lourdeur réaliste habituelle [NB je fais ici allusion aux partisans du réalisme contemporain; loin de moi l'idée d'insulter Thomas d'Aquin. Le fait est cependant que les réalistes contemporains sont empêtrés dans une pesanteur intellectuelle dont ils n'arrivent guère à se répartir: il n'est qu'à voir le fin Russell - qui accessoirement est un des premiers à avoir fait allusion à la vieille opposition nominalisme/réalisme pour parler des débats épistémologiques de cette époque - devenir lourd et pâteux quand il défend sa position épistémologique]
Vous pensez que je suis méchant - voire que j'affabule?
J'illustrerai donc mon propos avec un extrait du livre, dans lequel Ricou et Bigou, tentant de démonter l'argumentaire de Thomas Kuhn, nous expliquent ce qu'est une réfutation éloquente:
"Par contre, le Kuhn immodéré - celui qui est devenu, peut-être contre son gré, l'un des pères fondateurs du relativisme contemporain - pense que les changements de paradigme sont dus principalement à des facteurs non empiriques et qu'une fois adoptés, ils conditionnent à ce point notre perception du monde qu'ils ne peuvent qu'être confirmés par nos expériences ultérieures. Maudlin réfute éloquemment cet argument: "Si l'on donnait une roche lunaire à Aristote, il ferait l'expérience d'une roche et d'un objet ayant tendance à tomber. Il ne manquerait pas de conclure que la matière dont est faite la Lune n'est pas foncièrement différente de la matière terrestre en ce qui concerne son mouvement naturel. De même, des télescopes toujours plus puissants ont fait voir plus nettement les phases de Vénus sans tenir compte de la cosmologie préférée par les observateurs, et même Ptolémée aurait remarqué la rotation apparente d'un pendule de Foucault. Le paradigme de l'observateur peut certes influencer l'expérience qu'il a du monde, mais en un sens qui ne peut jamais être assez fort pour garantir que son expérience s'accordera toujours avec ses théories, sans quoi le besoin de réviser ses théories ne se ferait jamais sentir." (Maudlin 1996, p. 442)"
Fin de la citation, et fin de l'extrait. Qu'est ce que Bricmont et Sokal nous disent, retranchés derrière Tim Maudlin? Rien d'autre que "si on avait... alors on aurait vu". C'est-à-dire un argument d'autorité retranché à sa plus simple expression, telle que Dieu l'a voulu: brutal, purement incantatoire. Si seulement Aristote avait eu une roche lunaire...
Or ledit argument d'autorité est facilement démontable - par un simple petit raisonnement par l'absurde: si Maudlin a raison, alors la théorie ballistique d'Aristote (un objet lancé se déplace en ligne droite avant de rejoindre la place qui est la sienne, par terre, parmi les objets lourds) ne peut s'expliquer que si Aristote n'a jamais vu qui que ce soit lancer quoi que ce soit: il avait piscine chaque fois qu'Alexandre allait s'entrainer au lancer de disque au gymnase, et du lait sur le feu chaque fois qu'un enfant jetait un caillou.
Voici donc un exemple du sérieux de ces messieurs, voici donc ce qu'ils nomment réfutation éloquente d'une théorie (celle de Kuhn) qu'ils ont au préalable pris soin de scinder en deux parties: la partie modérée (celle des prémices) et la partie immodérée (celle qui ose en tirer des conclusions).
Ne croyez pas que ce passage est un cas isolé: il s'agit d'un système argumentatif. On le retrouve à travers tout le livre (il faut les lire nous sortir l'argument du café du matin pour contrer les théoriciens de l'école d'Edimbourg!). Le fait qu'il s'applique parfois à d'authentiques imposteurs (Lacan, Kristeva) n'immunise pas Bricmont et Sokal contre le retour d'accusation.