India Song a la particularité d'être une transposition théâtrale du roman Le Vice-consul, publié sept ans plus tôt. Mais c'est aussi la pièce d'un puzzle plus vaste, d'une part celui du cycle indien, auquel se rattache Le ravissement de Lol V. Stein, d'autre part d'un ensemble encore plus large, qui comprend la version cinématographique d'India Song et un autre film de Duras, La femme du Gange.
J'ai relu Le Vice-consul juste après India Song afin de pouvoir resituer la pièce, au moins en partie, dans son contexte d'origine, mais il n'y aucune obligation en la matière ; l'une ou l'autre œuvre s'appréhende aussi bien seule. Je dirais même que, s'il faut choisir, autant ne lire qu'India Song. Il y a, au centre du roman Le Vice-consul, l'obsession de la reconstitution d'une histoire (celle de la mendiante, celle du Vice-consul, celle, dans une moindre mesure, d'Anne-Marie Stretter), qui donne naissance à une recherche narrative. Dans India Song, les préoccupations de Marguerite Duras ont pris pour ainsi dire de l'ampleur, pour aboutir à une exploration liée à la question de la mémoire - mémoire de l'auteure autant que mémoire des personnages, ou, plutôt, des voix qui tentent de reconstituer l'histoire d'Anne-Marie Stretter.
Difficile de résumer donc l'intrigue - pour autant qu'on puisse parler d'intrigue dans le cas d'India Song. Comme décor, le milieu clos et protégé des habitués de l'Ambassade de France, cernés par la misère, la lèpre, la chaleur, la mousson, dans une une Calcutta fantasmée, jamais visible. Des voix se font entendre. Féminines d'abord, masculines par la suite, toutes se mêlant plus ou moins sur la fin, ces voix cherchant à se souvenir. La femme de l'ambassadeur de France, Anne-Marie Stretter avait, lors d'une réception, invité l'ex-vice-consul de Lahore, sur lequel courait des rumeurs désagréables, et qui suscitait l'aversion générale. Anne-Marie Stretter était connue pour avoir des amants anglais, et, surtout, pour vivre une histoire d'amour avec un dénommé Michael Richardson. Mais que savait-on de l'histoire du vice-consul, de cette histoire d'amour, de l'histoire d'Anne-Marie Stretter, surtout ? Cette histoire, cette femme, captivent les voix qui ont connu Anne-Marie Stretter, il y a des années. À l'instant où les voix prennent la parole, Anne-Marie Stretter est morte depuis longtemps déjà.
Vous l'aurez compris, loin de s'apparenter à un théâtre conventionnel, India Song s'appuie constamment sur le hors-champ. On entend des voix, dont on ne saura jamais à qui elles appartiennent. On voit des personnages (Anne-Marie Stretter, le Vice-consul, le jeune attaché d’ambassade, Michael Richardson, et bien d'autres) qui ne prendront jamais la parole sur scène. Si leurs conversations sont parfois audibles, elles sont prononcées par des voix désincarnées. D'autres voix surgissent ça et là (comme dans le roman). Les didascalies sont pléthore, mais elles n'ont pas grand-chose à voir avec des indications scéniques - au point qu'on ne sait plus très bien s'il faut encore les appeler "didascalies". Elles constituent le corps du texte tout aussi bien que les dialogues, ce qui fait de la pièce une œuvre tout aussi intéressante à la lecture qu'à la mise en scène - peut-être plus encore. D'ailleurs, Duras se soucie tout autant du lecteur que du spectateur.
India Song joue évidemment sur une forme très lacunaire, puisqu'il s'agit de la mémoire d'une histoire perdue. Mais c'est aussi une pièce qui révèle les fantasmes, Anne-Marie Stretter et le Vice-consul en constituant les deux pôles, l'une attisant le désir, l'autre provoquant la répulsion. Et plus que tout, elle joue sur une ambiance fantomatique extrêmement prégnante. Duras insiste aussi beaucoup sur le bruit de cauchemar du ventilateur présent dans le décor. C'est un fait, le son (et la musique !) est au centre d'India Song. De l'atmosphère moite du roman Le Vice-consul, qui est moins sensible ici, on est passé à une atmosphère onirique, spectrale et envoûtante, marquée par la désincarnation.