Ion
6.6
Ion

livre de Platon ()

Ion est un dialogue simple. Deux personnages sont présents : Socrate et le rhapsode Ion. La question est de savoir quelle est la nature du travail du rhapsode et de celui du poète. Une seule réponse est apportée (contrairement au Théétète, dans lequel on trouve trois réponses successives, dont aucune n’apporte satisfaction à la fin) et se trouve développée : c’est une inspiration divine. Le dialogue n’étant pas aporétique comme le Théétète, à la fin les deux personnages sont d’accord, après qu’une alternative soit écartée : le travail du poète et du rhapsode serait une science qui lui permettrait d’être supérieur à des prétendants à la science dans leur domaine (général, médecin, pilote par exemple).


Le rapport de Platon (et de Socrate comme personnage) aux poètes est complexe. Le fait que, dans le Phédon, Socrate vient d’écrire un poème, laisse imaginer que la condamnation unilatérale de la poésie qu’on lui prête est peut-être excessive. Ion permet d’apporter de l’eau au moulin des commentateurs : il n’y a pas dans ce dialogue de condamnation des poètes et des rhapsodes. Je ne crois pas qu’on peut y voir une condamnation implicite, car « l’inspiration divine » est une grande chose, avec les Grecs ne plaisantaient pas, dont on ne peut dire qu’elle est une simple formule pour exprimer l’inanité des poètes. On peut choisir de dire qu’Ion est un dialogue attribué au jeune Platon, et que sa condamnation unilatérale arrivant dans un texte prétendument postérieur (La République), c’est uniquement cette condamnation finale qu’il faudrait retenir. On rétorquera qu’il faut alors au moins voir une relativisation, et aussi se reporter à l’éloge des poètes qu’on trouve dans le Phèdre. Pourtant, il ne faudrait pas tomber dans le travers inverse et diminuer la violence de la condamnation des poètes dans La République.


C’est que Platon ne condamne pas toute la poésie : il condamne le trompe-l’œil, l’illusion que crée l’art en nous faisant croire qu’il est la « vraie vie » ou que ses créations ont autant de réalité que la réalité. On le voit bien dans le passage où Socrate ironise Ion ressentant et faisant ressentir aux spectateurs des émotions par ses discours fictionnels. Mais Platon garde les hymnes et les louanges aux héros ; dans La République, la poésie a même une place très importante dans l’éducation. L’art ne vaut pour Platon que s’il est là pour louer la réalité et pour faire signe vers elle ; le reste est simulacre inutile, la technique n’y change rien.


La question fondamentale de Platon est celle du langage. Dans une démocratie, l’avancement social, la position et l’action politiques se font par les discours. Toute l’œuvre de Platon interroge ceux qui se croient en possession du discours. C’est ce que Gilles Deleuze appelle « le bal des prétendants » : chacun prétend détenir la vérité, la justice et la beauté, mais le personnage Socrate va dénoncer sans cesse ceux qui usurpent leur position d’autorité, avec ce qui est pour lui le discours vrai, juste et bon : la maïeutique philosophique.


On ne peut comprendre la condamnation des poètes si on ne connait pas la position des poètes dans la Grèce antique : ils jouissent d’une position sociale importante, sont considérés comme les éducateurs de la Cité, et on lit Homère comme on lit un oracle, comme la plus grande vérité. Ce qu’attaque Platon, c’est la prétention des poètes à détenir la vérité. Car, à son époque, on lit encore Hésiode, Homère ou Archiloque comme la vérité ; les écrits religieux et certains traités philosophiques se font sous forme poétique. Platon remet les poètes à leur place : ils doivent louer la vie, les Hommes et les dieux, pas se prendre pour des prophètes et des savants. Les passages que cite Socrate sont des passages où Homère énonce des vérités générales sur la navigation ou l’armée, alors qu’il n’en est pas spécialiste, et raconte ainsi sur ces sujets des choses fausses. Les hymnes d’Homère sont acceptables, pas ses prétentions à la vérité.


La grande avancée de Platon, c’est de déplacer la vérité hors de la mystique. On ne peut plus simplement dire : j’ai écrit des vers sibyllins, mais c’est là que réside la plus grande vérité. La vérité selon Platon doit s’énoncer de manière simple et intelligible. Les romantiques s’attaqueront à cette idée en voulant montrer que la science n’est qu’à la surface des choses alors que la poésie en atteint la profondeur ; ce sera aussi, dans un autre ordre, la position de Bergson laissant une grande place à la mystique pour entrer dans ce que la science et le langage ne peuvent que réduire. Mais une vérité qui ne passe pas par le langage peut-elle être appelée une vérité, alors qu’elle n’est pas communicable et donc n’est propre qu’à l’individu ? Pour la question de la vérité, on entre alors dans une autre histoire, qui passe notamment par Nietzsche.


Disons simplement, pour conclure, que la pensée de Platon est évidemment bien plus complexe que les poncifs qui traînent à son sujet ; la lecture approfondie des textes mêmes est nécessaire avant d’en parler. Mais surtout, Platon me semble l’un des auteurs les plus fondamentaux pour comprendre notre époque, ne serait-ce que parce que nous sommes en démocratie, face au problème du langage utilisé à toutes fins (notamment financières) ; pensons simplement à cette discipline qui l’aurait tant fait écrire : la « communication ». Bien plus que tel ou tel penseur d’aujourd’hui, Platon est notre contemporain. Avancer dans son œuvre, c’est percer les détours que prend le langage pour nous tromper, c’est saisir toujours plus les moyens d’échapper aux illusions qu’on nous propose, qu’elles soient dans nos grands livres ou sur internet. Il y a bien urgence à lire et relire Platon.

Clment_Nosferalis
9

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le 16 févr. 2016

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