Une sensation d'ivresse, c'est bien ce qui s'empare du lecteur face à la richesse et à la fluidité du style de Stefan Zweig. Et ce malgré l'absence de découpage en chapitres, due au fait que ce manuscrit n'a jamais été achevé par l'auteur.
Trois parties : la première, assez courte, nous décrit la terne existence de Christine, l'emprise de la bureaucratie intemporelle, ses espoirs à peine esquissés qui se limitent à un terne enseignant qui peut-être un jour... L'horizon est bouché, la jeune femme n'est pas à proprement parler malheureuse puisqu'elle ignore qu'un autre monde existe. On pense immédiatement à la question de la liberté dans les pays du bloc soviétique : souffre-t-on d'absence de liberté lorsqu'on ne l'a jamais connue ? Bonne question pour le bac philo...
Les Van Boolen vont l'accueillir dans un palace en Suisse. Description délicieuse du rapport entre les deux, avec les propos de madame qui font à peine bouger le journal de son bon bourgeois pépère de mari. Dès lors que Christine débarque en Suisse, cette deuxième partie est un pur bonheur, pour l'héroïne comme pour le lecteur. La description des odeurs, de l'air pur, de la lumière, des étoffes qui glissent légères sur la peau... tout concourt à nous faire entrer dans la peau de Christine et à jubiler avec elle. Pour les gens autour d'elle tout cela est si naturel... Zweig appuie bien où ça fait mal, par exemple lorsque Christine récupère sans avoir rien fait des plaques de casino, l'équivalent de trois mois de salaire. Un luxe tellement naturel donc, pour tous ces gens, qu'on ne le remarque plus, qu'on ne l'apprécie plus. Là aussi, on pourra méditer sur notre société si ancrée dans l'abondance qu'elle en perd toute raison de vivre...
Christine, elle, goûte chaque chose comme un fruit précieux, ce qui la rend attachante : elle est une fleur fraiche, qui tranche sur le décor. Finement, Zweig ne nous dit quasiment rien sur son physique, on ne sait même pas si elle est jolie. Elle tourne la tête de tout le monde par son seul enthousiasme, par sa beauté intérieure. Tout cela ira presque jusqu'à l'épanouissement sexuel. Zweig s'arrête, cruellement, au seuil de cette porte-là.
Bien sûr, le bonheur n'étant pas intéressant car manquant de tension, on se doute que l’extase va prendre fin. Et que plus dure sera la chute. La troisième partie nous conte le retour dans le cadre terne, après avoir connu le faste de la haute société. Les quatre murs du petit bureau sont devenus une prison. Christine s'offre, comme un bol d'air, une escapade à Vienne. C'est là qu'elle rencontre Ferdinand, autre pan de l'histoire, l'occasion d'évoquer la guerre.
Au sortir d'une description d'un monde où l'argent est aussi disponible que le bon air pur de la Suisse, on tombe sur ces scènes où le manque d'argent empêche tout simplement au couple de s'aimer. La scène à l'hôtel de passe est poignante, on est de nouveau dans le corps de Christine, oppressé, traumatisé. Une nouvelle fois, Zweig, décidément peu porté sur la description des ébats (ça change), s'arrête à la porte de la concrétisation.
Le couple est si désespéré de n'avoir nulle part où se poser qu'il en vient à cette extrémité : le suicide conjoint. Là est peut-être l'une des rares faiblesses du roman : je n'ai pas été convaincu qu'il n'y avait aucune solution à ça ! Pourquoi ne pas venir vivre au village avec elle ? On retrouve par ailleurs là la tendance au mélo de Stefan Zweig, qui n'est pas ce que je préfère ; et... ses pulsions suicidaires, puisqu'on sait qu'il finira ainsi.
Mais une autre idée vient à Ferdinand, en voyant son amoureuse compter les billets à la poste. Il échafaude tout un plan, impliquant une chose que Christine n'a jamais connue : l'insécurité permanente. Que, pourtant, elle accepte. Car, tout au long du roman, celle-ci apparaît comme un être dépourvu de volonté, suivant le courant où il la mène. Ce qui ne la rend que plus touchante.
Un grand roman ! Même inachevé.