"Soyez bons pour le poète,
Le plus doux des animaux.
Nous prêtant son cœur, sa tête,
Incorporant tous nos maux,
Il se fait notre jumeau;
Au désert de l'épithète,
Il précède les prophètes
Sur son douloureux chameau;
Il fréquente très honnête,
La misère et ses tombeaux,
Donnant pour nous, bonne bête,
Son pauvre corps aux corbeaux;
Il traduit en langue nette
Nos infinitésimaux.
Ah! donnons-lui, pour sa fête,
La casquette d'interprète !"
Ces quelques vers du poète franco-uruguayen Jules Supervielle étaient-ils destinés à Pablo Neruda? Rien n'est moins certain, mais j'aime à le penser. Ils évoquent pour moi sa personnalité et, avec lui, celle de toute une génération de poètes engagés.
Cette autobiographie est marquée par cette grande tendresse qu'il témoigne envers tous les opprimés, de quelques pays que ce soit, une fidélité inflexible à ses convictions politiques et un engagement concret pour la liberté.
Convaincu par l'idéal communiste, Neruda est avant tout un humaniste. Originaire de la Province de Linares au Chili, il grandit dans les régions humides et froides d'Araucanie dans un dénuement parfois extrême. C'est là, dans les écoles de Temuco, balloté entre la culture espagnole et les traditions ancestrales des Indiens mapuches, que va véritablement se forger sa pensée.
Pour Neruda, la poésie et l'engagement politique sont une seule et même chose, un "projectile qui monte très haut et fait descendre l'orgueil très bas". Il ne peut concevoir l'un sans l'autre:
"Un privilège de notre époque aura été d'entendre, au millieu des guerres, des révolutions et des grands mouvements sociaux, la fertilité de la poésie jusqu'à des limites insoupçonnées. L'homme du commun l'a rencontrée, blessante ou blessée, dans la solitude ou dans l'entassement des réunions publiques".
En 1929 il devient consul du Chili dans des conditions assez rocambolesque. Dans la liste qui lui est proposée, il choisit la seule ville qu'il ne connaît pas et dont le nom résonne agréablement à son oreille: Rangoon. C'est en cherchant sur une carte qu'il découvre qu'il sagit de la capitale de la Birmanie.
Cette première destination sera le début d'un périple de plus de 40 ans à travers le monde.
La période des années 1930 est la plus significative de son engagement. Consul en Espagne, il est révoqué dès le début de la guerre civile. Il se rend alors à Paris et avec l'aide de son ami César Vallejo et le soutien de poètes français comme Eluard, Aragon et Breton, organise l'immigration au Chili des réfugiés espagnols. Il se battra jusqu'au bout malgré les hésitations du gouvernement chilien et les pressions politiques de tout bord.
On lui reproche souvent, comme à beaucoup d'autres d'ailleurs, son aveuglement sur la nature criminelle du stalinisme. Concernant Neruda, sa cécité momentanée est surtout liée à sa préoccupation constante quant à la situation politique très inquiétante de son pays natal:
"Je regarde les vagues légères d'un nouveau jour sur l'Atlantique. Le bateau laisse de chaque côté de sa proue une déchirure blanche, bleue et sulfurique d'eau, d'écume et d'âbimes remuées.
Ce sont les portes de l'océan qui tremblent.
Au dessus passent les minuscules poissons volants, fais d'argent transparent.
Je reviens de l'exil.
Je regarde longuement ces eaux sur lesquelles je navigue vers d'autres eaux: les vagues tourmentées de ma patrie.
Le ciel d'une longue journée couvre tout l'océan.
Puis la nuit viendra qui cachera de son ombre une fois encore le grand palais vert du mystère"
Mais il ne fût jamais complètement dupe non plus et, contrairement à ses contemporains occidentaux, il exècre le culte de la personnalité qui se pratique en URSS et en Chine. Le XXe congrès du Parti communiste de l'Union soviétique qui révèla au monde les atrocités des crimes staliniens sera pour lui un véritable traumatisme.
Il retourne au Chili de façon définitive en 1952, après l'annulation du mandat d'arrêt lancé contre lui en 1948.
Ce livre est aussi un véritable voyage littéraire, témoignage incessant de son amour profond et passionné pour la poésie. L'évocation de ses auteurs favoris figurent parmi les plus belles pages du livre.
Sur Salvatore Quasimodo, poète italien:
"Au-dessus de la mer et de la distance je lève une couronne parfumée de feuilles araucanes et je la laisse prendre son vol pour que le vent et la vie la déposent sur le front de Salvatore Quasimodo.
Ce n'est pas l'appolinienne couronne de lauriers de Pétrarque. C'est une couronne de nos forêts inexplorées, aux feuilles encore sans nom, et que les aurores du Sud imprègnent de rosée".
Hommage à Gabriela Mistral, évidemment (comme lui plus tard prix Nobel de littérature, morte à New York en 1957, rapatriée au Chili 10 jours plus tard où 3 jours de deuil nationnal furent décrétés):
" Te voici revenue, Gabriela, aux graminées sauvages et aux épines du Chili. Il faut donc que je te souhaite une bienvenue sincère, fleurie et rude, en accord avec la grandeur et avec notre amitié indestructible. Les portes de pierre et le printemps de septembre s'ouvrent pour toi. Et rien n'est plus agréable à mon coeur que de voir ton large sourire entrer sur cette terre sacrée que le peuple chilien fait fleurir et chanter".
A György Somlyó, poète hongrois:
"Chantre de l'amour résolu et de l'action ardente, il porte en son universalité le sceau singulier de la grande poésie de sa patrie.
C'est un jeune poète mûr, digne de l'attention de notre époque. Sa poésie est sereine, cristalline et grisante comme le vin des sables d'or".
Dans une langue riche et fleurie, d'une très grande qualité littéraire, la lecture de ce livre s'est ralentit au fils des pages, de peur de le finir bien trop vite.
Je ne terminerai pas ces quelques lignes sans remercier BlueMoon qui, de ses conseils toujours sûrs et avisés, m'a fait connaître ce livre. Avec toute ma reconnaissance, donc.