Je sors de cette lecture le cerveau en vrac et le cœur retourné, avec un millier d’idées contradictoires qui s’entrechoquent dans mon esprit. En espérant faire le tri dans tout ça, je me suis ruée sur les articles de presses et les diverses analyses du roman qu’on peut trouver sur la toile. Ça n’a pas aidé.
Non, ce roman n’est pas érotique. C’est dégueulasse, à la rigueur pornographique, mais il faut être dans un drôle d'état d'esprit pour trouver le viol pédophile (entre autres joyeusetés) excitant.
Non, ce roman n’est pas choquant pour l’époque. Il est écœurant de violence et de sadisme, et cela en tout temps.
Maintenant que ces deux points sont rétablis, que reste-t-il ?
Boris Vian est un écrivain de génie. Le formidable auteur de L’Herbe Rouge et des Cantilènes en gelée s’est départi de son style absurde et de sa poésie surréaliste pour nous faire ressentir, avec un réalisme éprouvant, toute l’âpreté des pensées malsaines de Lee. J’ai été fascinée par la maîtrise du récit à la première personne, évidemment nécessaire pour ce genre d’exercice, mais que Vian a l’idée géniale de faire disparaître dans les derniers chapitres, ce qui rend le final magistral. L’écriture, simple mais travaillée, fonctionne le reste du temps comme un décor de western de Tarantino. C’est beau, c’est brut, c’est vraisemblable sans être vrai. La préface comporte aussi quelques fulgurances : la comparaison des sociétés américaines et françaises est d’une grande pertinence. Et puis, il faut indéniablement une certaine maîtrise de la plume pour, d’une part, laisser (presque) tout à fait de côté son style habituel au point de ne pas être reconnu ; d’autre part, pour réussir à me tenir en haleine (et des milliers d’autres personnes), moi, féministe convaincue et indignée, en dépit de cet étalage de culture du viol insoutenable.
Qu’a voulu dire Boris Vian ? J’ai entamé ma lecture vierge de toute information sur le roman, si ce n’est cette histoire de pseudonyme et la phrase de ma mère : « Tu vas voir, c’est choquant. » Mais je n’avais aucune idée de l’intrigue, n’ayant pas même lu la quatrième de couverture, pour plus de surprise. Bien sûr, je commence par me demander « Qui est ce Lee ? Que vient-il faire ici ? Qui est ce « gosse » et qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Et bien sûr, dès les premières lignes, on sent que quelque chose ne tourne pas rond. Au bout d’une cinquantaine de pages, j’étais complètement dégoûtée, révoltée par ce personnage immonde qui traite les filles de « garces » parce qu’elles lui font l’affront de ne pas porter de soutien-gorge et qui s’empresse de « les prendre » toutes les quinze lignes. J’étais déçue par Boris Vian, lui dont l’écriture est si poétique, originale et qui sait d’habitude mettre en scène des moments d’un érotisme troublant. Je me suis dit que j’allais arrêter là, que ces descriptions de viols à répétition étaient sans intérêt (parce que oui, contrairement à ce que j’ai pu lire à de trop nombreuses reprises, faire boire des filles de 15 ans quand on en a plus de 25 pour coucher avec bon gré mal gré, c’est un viol, pas une partie de jambes en l’air avec des filles faciles). J’ai refermé le livre et regardé la quatrième de couverture, me demandant comment l’éditeur avait pu présenter ça pour donner envie à des gens de l’acheter. Et là, surprise : Lee est en fait un métis à la peau blanche en guerre contre le racisme ! J’étais à mille lieux de m’en douter. Mais ça a piqué mon intérêt. J’ai rouvert le livre et effectivement, quelques pages plus tard, Lee va voir son frère noir passé à tabac et explique de façon sibylline son plan revanchard. Ce qui ne l’empêche pas de violer une petite fille noire, soit dite en passant. Cette énième scène de violence sexuelle n’est qu’une énième preuve que l’antiracisme est franchement un thème secondaire dans ce roman. Mais je suis allée jusqu’au bout, happée malgré moi dans cette course macabre vers l’exécution finale. Soulagée et déçue, je referme et je me questionne. Boris, t’étais juste un connard depuis le début en fait ? Où est-ce que tu as choisi de donner vie à un personnage ignoble pour dénoncer l’extrême violence du patriarcat, en plus des injustices de la ségrégation ? Et si c'est le cas, pourquoi personne n'en parle nul part et se concentre uniquement sur le racisme ? Racisme que je n'ai vu que comme un prétexte pour justifier un déchaînement de haine terrible, même si je ne doute pas que l'auteur ai cherché à le dénoncer, dans une moindre mesure. Est-ce que tu as voulu nous confronter, lecteurs, à l'horreur de la nature humaine ? Ou est-ce que tu t'es vautré dedans ? J’ai envie de croire à un coup de génie auquel tu nous as habitué, mais j’ai du mal à y croire.