Il était écrit dans le grand rouleau que je ferais une critique de ce livre... Problème, je ne sais pas vraiment où je vais tant le sujet est ardu et chaotique, mais lançons-nous :
Jacques le fataliste est un roman picaresque de Diderot avec des influences de théâtre de part ses nombreux dialogues, et qui fait aussi office de recueil de contes.
Il faut savoir que fataliste a ici le sens de déterministe, le terme n'existait pas.
C'est un roman déstructuré, sans réel but, plusieurs histoires s'enchevêtrent, un personnage nous raconte une histoire, mais un autre lui réclame une autre, puis le narrateur coupe pour raconter ce qu'il veut.
L'histoire peut-être dure à résumer à cause de cette forme, mais je pense qu'on peut le faire comme ça :
Jacques et son maître sont en voyage, et vont discuter sur le chemin, ce qui sera l'occasion de raconter les amours de Jacques, qui est le fil rouge de ce roman. Cette histoire est interrompu par les événements de leurs voyages, et les personnages qu'ils rencontrent (bavards), ce qui est occasion de placer des courtes histoires, voir des nouvelles, qui seront elles aussi interrompues (pour être fini plus tard), par Jacques et son maître, par le narrateur, par un événement extérieur, en fait toutes histoires dans ce livre est susceptibles d'être coupées.
Cette façon d'interrompre les histoires est bien connue des lecteurs de Don Quichotte, dont on ressent l'influence dans le livre.
Ce doit être ennuyeux, voire illisible, non ?
Non ! Tout d'abord quelque chose qui saute aux yeux est l'humour de Diderot, humour qui prend plusieurs formes.
Le narrateur parle sur un ton ironique, il n'hésitera pas à s'énerver contre le lecteur, refusant de donner les détails de l'histoire, se moquant de nous en nous disant des évidences, exemple avec l'introduction des personnages : "Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde."
Il y a aussi un jeu avec les codes du roman. Diderot met en place une situation, on voit l'avancement de la situation, automatiquement on pense qu'il va se passer quelque chose, et le narrateur nous dit qu'il ne le fera pas "Ceci n'est pas un roman".
Les personnages sont souvent eux-mêmes très drôles, sont dans des situations incongrues et les sujets grivois ne sont jamais loin : Des chirurgiens alcooliques, un homme qui se fait un autoprocès, conte sur la liberté sexuelle avec une gaine et un coutelet...
Diderot prend aussi un malin plaisir à faire des petites interruptions par un événement situé dans le voyage. Jacques parle, son cheval bouge d'une mauvaise façon, il reprend sa dernière phrase, il s'en plaint, etc.
Ce livre est vraiment rempli d'humour, c'est un livre qui ne s'arrête jamais et toujours a une idée pour faire rire !
Cet humour permet de bien capter notre attention, et même si le livre semble chaotique de premier abord, que l'on ne voit pas où va sa structure, il y a un plaisir immédiat à lire !
L'avantage aussi de ces coupures c'est que dans ce livre sans chapitre elles font cette fonction, et ça de façon très fluide, c'est un peu les portes pour le chargement dans Resident Evil !
Mais alors sommes nous condamnés à avancer dans un livre sans but, qui nous fait juste des blagues ?
Non, car là où le livre révèle tout son génie, c'est quand on comprend les messages de ce livre !
Bien évidemment vous trouverez Jacques qui argumente pour sa vision déterministe des choses, et vous expliquera son Stoïcisme qui en découle.
Ce point d'ailleurs est encore sujet à faire sourire, Jacques répète que tout est écrit d'avance, et nous avons devant les yeux un narrateur qui hésite, semble prendre des choix aléatoires, voir nous dit de nous débrouiller et de choisir ce que l'on préfère. Diderot, je pense, défend ici une vision précise du Déterminisme, une sorte de "déterminisme hasardeux", nous sommes déterminés, mais nous ne pouvons pas prévoir les choses. Quand on comprend ça, on commence à comprendre pourquoi ce livre est si chaotique ! C'est que Diderot pense le monde chaotique !
Ce qui ne va pas sans conséquence sur la morale. Toutes les histoires sont truffées de pièges pour le lecteur qui va juger un personnage moralement mauvais ou bon, avec sa narration non linéaire, Diderot va rajouter des événements qui vont nous faire revoir totalement notre jugement ! Il en est de même pour les personnages qui vont souvent se tromper... D'ailleurs même quand un fait est dit "bon" ou "mauvais" les conséquences semblent totalement aléatoires...
Nous avons donc un monde chaotique et imprévisible dont nous ne connaissons pas grand-chose... Nous sommes perdus dans ce monde où les jugements sont presque toujours faux, que l'on déforme selon nos inclinations et la façon dont il nous est présenté, où nous ne savons pas ce que nos actions donneront. Diderot défend donc un relativisme moral. La seule chose qui semble pour lui à respecter sont les pactes, j'y soupçonne une influence de Hobbes.
Face à ce chaos, il faut accepter d'être déterminé et pratiquer une forme de Stoïcisme.
Le livre a d'ailleurs d'autres messages abordés au fur à mesure des histoires et des remarques du narrateur : Anticléricalisme, Liberté d'expression, une forme de liberté sexuelle.
J'ai l'air de dire que le livre défend absolument ses thèses, mais ce ne serait pas juste de dire ça. Le livre s'autocontredit souvent, par des répliques du maître par exemple, en fait, malgré l'avis de Diderot qui ressort, nous avons surtout là sujet à réflexion et si nous ne sommes pas d'accord ce n'est pas grave on passe à autre chose et on peut continuer le livre sans être d'accord !
L'écriture dans tout ça ?
Le style classique est sûrement le point faible du livre, c'est un livre du 18e, il ne faut pas l'oublier, certaines formulations sont anciennes.
Mais il est loin d'être mauvais, il est ponctué par des comiques de répétition, des jeux d'oppositions, et sa façon de décrire les choses de façon un peu "mathématique" (ce qui est souvent très drôle). Il n'est pas spécialement dur à lire, et comme le livre est de toute façon rempli de blagues on prend vraiment plaisir à lire.
En conclusion :
Ce livre est pour moi incroyable, il allie le fond et la forme pour défendre ses idées. Surtout il combine 2 autres choses, le plaisir de lecture immédiat, ce que Diderot s'est de toute façon imposé s’il veut faire un livre intéressant sans but, il faut que le talent de l'écrivain nous retienne, mais en plus quand on prend du recul sur la structure, les situations, des messages apparaissent !
C'est ce que beaucoup de livres ne savent pas faire, ils ont souvent un fonds et une forme mal accordés, un plaisir de lecture immédiat ou plus axé sur la structure avec du recul.
Certains n'aimeront pas sa forme chaotique, mais pour les réclamations il faudra les faire à la vie, Diderot ne l'a que représentée...
Un livre pour ceux qui n'ont pas peur de lire autre chose que les formes prémâchées, veulent rire, et s'intéresser à des idées, bref ceux qui aiment l'art.