Dès lors qu'on considère ce roman de Charlotte Brontë comme une œuvre colossale il devient difficile d'en parler avec justesse tout en lui étant suffisamment redevable. Jane Eyre est une fresque magnifique, autant dans le sens gigantesque que touchée par la beauté. Elle revêt l'apparence d'une immense peinture impressionniste, parsemée ici et là d'un bleu lunaire bientôt confondu à une obscurité aux accents gothiques. C'est un chef d’œuvre dont la portée première m'échappe et pourtant ce livre m'apparaît comme foncièrement sublime. Peut-être parce que les genres s'y mélangent avec habilité de façon à ce qu'on ne puisse presque pas les nuancer, rendant massive la quantité de travaille qu'il aura certainement fallu à son auteure pour finir par accoucher d'un tel bijou de perfection, peut-être trop parfait d'ailleurs.
Jane Eyre, c'est certainement avant tout un témoignage d'époque. De cette première moitié du XIXe siècle, de cette Angleterre victorienne qu'on cantonne aux grandes robes, aux longs voyages en calèches et aux imposants manoirs des riches propriétaires qui en peuplent les récits. Car on ne peut que saluer le rendu de l'atmosphère, une atmosphère qui fait finalement tout le livre. On sentirait presque la rosée du matin ou la beauté des crépuscules tant Charlotte Brontë dans d'interminables descriptions de la nature environnante, qu'elle transpose avec maestro dans l'imagination du lecteur, arrive à donner vie à ces paysages anglais qu'elle semble ne pas se lasser de contempler. La nature revêt alors l'habit d'un personnage à part entière, presque rassurant et qu'on attend de retrouver avec impatiente lors des promenades quotidiennes de notre chère Jane.
Combien de fois ne s'est-on pas imaginé errer nous aussi entre champs de blé, collines et forêt lugubres qu'on ne pensait trouver que dans les contes ? C'est grâce à ces observations méticuleuses de la nature que le roman prend une dimension merveilleuse, fantastique, à la lisière du surnaturelle. La beauté des étoiles, l'étrangeté de la nuit, la bizarrerie de Thornfield Hall, à la fois fascinante et intrigante demeure du mystérieux Edward Rochester. On se plaît à s'abandonner dans ces longues explorations du château baroque dont on ne s'étonnerait pas de voir sortir un fantôme, on s'allongerait bien nous aussi sous un vieux chêne afin de s'émerveiller devant l'indicible beauté que nous offre l'Angleterre et ses paysages humides.
Jane Eyre, romantique ici, Charlotte Brontë mettant des mots sur le tourment intérieur, les sentiments troublés de son héroïne, incapable de faire un choix, déboussolée, presque détruite par l'amour que lui inspire son maître. Ainsi nous devenons confidents de Jane, dont les paroles résonnent comme ceux d'une amie de longue date qu'on aurait appris à connaître au fil des lignes nous privilégiant de bien des secrets, comme on l'aura dit : "Une âme qui parle à l'âme.".
Ce qui m'a le plus marquée chez Jane Eyre (ou chez Charlotte Brontë), c'est son évidente fascination pour les femmes. Tout juste deux hommes importants dans le livre contre une dizaine de personnages féminins. Jane les analyse toutes dans le détail, leur comportement, leur beauté, leurs manières et leurs discours. Il lui suffit de s'asseoir au coin du feu et de les observer, de s'extasier devant leur grâce ou au contraire de rester amusée par leur impertinence. Ses cousines, Blanche Ingram, les sœurs de St-John, sa camarade de pensionnat (sa première influence dont les derniers mots la hantent encore), mais surtout : Rosamond Oliver qui restera le symbole même de la perfection féminine, décrite comme un ange terrestre dont la beauté n'a d'égale que ses talents. On se plaît nous aussi à devenir familier de cette gente féminine qui peuple le roman, telles des créatures célestes tapis dans l'obscurité d'une pièce ou à l'ombre d'un hêtre... à l'image-même d'un roman fascinant et enchanteur, véritablement magique.