Jazz
6.9
Jazz

livre de Toni Morrison (1992)

1926, Harlem. Depuis quelques années, les Noirs quittent le Sud, de la campagne à la Ville, se massent au plus vif de l’énergie vitale des États-Unis, fuyant des années de labeur servile. La Ville siffle, d’un air aigre de clarinette, et l’on sourit en entendant ce chant, comme si quelqu’un venait de dire quelque chose de drôle, du moins quelque chose de nouveau. Ici, à Harlem, la vie est différente ; mais si la fatigue est refoulée, les souffrances et la crainte, sous d’autres visages, existent toujours : peur de la violence des Blancs, peur de la brutalité des rues désertées par l’ordre ; peur de se perdre soi-même entre les gratte-ciels, de ne plus savoir qui l’on est. Un soir, une fille meurt, déchirée par la passion d’un vieil amant, Joe Trace. Aux funérailles, sa femme ravagée se jette sur le cercueil pour taillader le visage de la morte, belle et effrontée.


Toni Morrison tisse dans Jazz un fragment de la mémoire collective de la communauté afro-américaine des années 20, en un témoignage brûlant, dont l’ardeur s’exprime à travers une forme narrative torturée. Dès les premières lignes, et à chaque ouverture de chapitre, le lecteur est averti : c’est une multitude de voix qui s’exprime en canon, qui prend conscience de son identité dans un événement précis et brutal. Ces voix sont parfois sans nom, toujours vivantes.
Délivré de toute linéarité déterminante, le récit préfère l’esthétique de la spirale : à la suite d’un premier fragment saturé d’action et de sensations qui entrent en éruption à la mort de Dorcas, sont tressés des récits de plus en plus larges, allant brasser dans une mémoire plus lointaine – et dans un style moins nerveux, à la trame plus confortable – mais qui se précipitent, avec un élan grandissant, vers le sang sombre et envoûtant de la jeune fille, comme des masses vers la singularité d’un trou noir.
Sans aller à chercher une causalité lointaine dans la psyché des personnages, la fiction de Morrison va puiser dans des échos précis mais universels du passé, souvent déroutants et difficilement accessibles pour un lecteur étranger, mais fascinants de vitalité. La mémoire s’exprime dans la chair, dans une langue orale et torturée, comme si la violence qui a défini la communauté noire-américaine s’était inscrite dans son sang.


De cette forme féroce découle une réelle complexité. Les personnages restent souvent tout à fait détachés du lecteur qui ne peut les comprendre entièrement, d’autant que leurs cris se mêlent au discours d’un narrateur original qui ne s’affiche que rarement. Ses mots sont d’abord ceux d’un meneur de récit traditionnel : il observe. Mais son regard parait vite être celui d’un examinateur, et, en cela qu’il juge les actes des personnages dont il rapporte la vie, il se rapproche du lecteur. Le trouble grandit dans les dernières pages du récit, où le narrateur, sans pour autant "s’incarner" dans la fiction, devient un personnage à part entière. C’est que, face à l’indéfini du réel, aux mille nuances et cent facettes des individus, son jugement s’émousse, et ce narrateur, icône de la certitude, se met à douter.
Je me permets de citer Todorov, en un extrait que j’ai souvent paraphrasé, et qui me semble venir ici à propos, en ce qu’il est dans ma lecture l’un des principaux pivots du roman :



« Un tel apprentissage [celui qu’offre la lecture] ne change pas le contenu de notre esprit, mais le contenant lui-même : l’appareil de perception plutôt que les choses perçues. Ce que les romans nous donnent est, non un nouveau savoir, mais une nouvelle capacité de communication avec des êtres différents de nous (…). L’horizon ultime de cette expérience n’est pas la vérité mais l’amour, forme suprême du rapport humain. »
– Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, 2007.



Reste dans ce témoignage sociologique et dans cette réflexion profonde sur le regard littéraire une furieuse atmosphère. Il suffit de se tourner vers Jazz, ce titre puissant. Le mot n’apparaît pas une seule fois dans le cours du récit, mais, implicite, il s’imprime en filigrane dans chacun des mots. La forme "enroulée" du roman a bien sûr à voir avec la voix perçante d’une clarinette et le rythme frisé d’une batterie, frisé et musqué comme une chevelure, magique, enivrant, brûlant de joie et de douleur.


Lu dans la traduction française de Pierre Alien.

Verv20
8
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le 22 sept. 2018

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