8 janvier 2015 : la France se retrouve coupée en deux.
À ma gauche : l'enclume des 95% de Français qui sont Charlie, c'est à dire de tous ceux qui, emportés, révoltés, aveuglés par l'émotion (c'est compréhensible) se retrouvent à embrasser comme symbole de la liberté d'expression un journal qui ne s'en est jamais soucié (témoin le limogeage de Siné ou le procès contre Pierre Carles) et à présenter comme de courageux défenseurs d'idées marginales et précieuses une rédaction qui depuis longtemps ne faisait plus qu'imprimer le consensus populaire (catholiques = beurk, musulmans = double beurk, juifs = ah non, on parle pas des juifs, vous comprenez, l'histoire, tout ça, quand même, la liberté d'expression a des limites). Qu'il a été cocasse de voir tous ces gens qui ne lisaient pas Charlie (parce que plus personne ne le lisait, et passé l'émoi du 7 janvier, je doute que beaucoup de gens continuent à le lire), voire le détestaient et lui faisaient occasionnellement des procès, nous expliquer à quel point l'existence de cette feuille de chou est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Qu'il était étrange aussi de voir tous nos braves gauchistes, d'habitude très prompts à critiquer les dérives policières, applaudir à tout rompre les membres du GIGN qui venaient d'exécuter sommairement la totalité des suspects.
À mon autre gauche : le marteau (enfin, en l'occurrence, la mailloche, pour ne pas dire le hochet) des 5% de Français pour qui Charlie, c'est bien fait pour leur gueule, t'as vu ! — 6 mois de prison ferme pour apologie du terrorisme, vive la liberté d'expression — ou pire encore, ceux pour qui tout ça n'est qu'un coup monté, ce sont des agents du Mossad qui ont commis cet attentat afin de monter l'opinion française contre les musulmans (c'est vrai qu'avant cette date fatidique, les Français étaient notoirement complaisants envers l'islam) et de remonter les ventes de Charlie — ce qu'il y a de bien avec la pensée complotiste, c'est qu'elle est extrêmement prévisible : 1) rien de ce qui arrive n'est ce que ça a l'air d'être 2) rien n'arrive pas hasard 3) tout ce qui arrive fait partie de la conspiration.
Face à une fracture aussi irréductible, celui qui ne se sent d'aucun de ces deux camps, celui qui n'est pas Charlie, mais qui n'est pas non plus Baghdadi (et encore moins Soral), celui qui veut simplement analyser les faits avec recul et lucidité au lieu de céder à l'une ou l'autre des formes d'hystéries disponibles, celui-là peut se sentir bien seul, voire se poser des questions sur sa santé mentale.
Heureusement Vaquette est là. Dans ce petit essai/pamphlet d'une centaine de pages (agrémenté de deux textes bonus), écrit d'une plume aboutie et maturée, qui délivre une prose plus complexe que ce à quoi l'auteur nous a habitué (sans pour autant faire accroire que son écriture ait jamais été simpliste), Vaquette démonte méthodiquement toute la symbolique mensongère dont on a enrobé, embaumé et capitonné les attentats du 7 janvier, afin de remonter aux faits bruts, et surtout aux véritables causes, enjeux et conséquences de cette attaque et des réactions qui ont suivi — de l'hypocrisie suprême des responsables politiques qui dans la même phrase nous parlent de défense de la liberté d'expression et de renforcement des mesures judiciaires contre les discours contestables, jusqu'au malaise général de la France vis à vis d'une certaine frange basanée de sa population.
Hélas, ceux qui bénéficieraient le plus de cette lecture s'arrêteront au titre, puisque dans cette France qui aime tant la liberté d'expression, on ne peut apparemment même pas dire "je ne suis pas Charlie" sans être soupçonné de sympathie pour les terroristes. Seuls les convaincus liront cet opus, mais il aura au moins le mérite de leur rappeler que non, ils ne sont pas fous, ils ne sont pas seuls, juste terriblement et définitivement isolés.