Peut-être pour découvrir plus entièrement la beauté il faut être passé par delà bien et mal? Avoir découvert l'ampleur de sa laideur et la force de l'amour? Howard semble avoir connu succinctement le bonheur amoureux durant son court mariage, le reste du temps il l'a passé à explorer solitairement ses peurs et dépeindre son angoisse. C'est que le doute persiste en lui de manière effrayante: est-il seul responsable de sa laideur? Je me pose la question aussi pour moi, c'est rude, la tentation d'aimer la mort plus que l'amour.
Sa femme Sonia témoigne:
"Un jour il me dit « C’est plus important de savoir qui haïr, que savoir qui aimer »; Juste après être mariés, il me dit que, quelle que soit la société que nous aurions à recevoir, il aimerait qu’elle soit « aryenne » dans sa majorité.".
Malgré cela il arrive à magnifier ses horreurs avec des mots vivants. Toujours sur le fil et par touches au delà, en philanthrope qui transmet ses tripes grouillantes à l'altérité inconnue avec des histoires soignées et impudiques. Je crois qu'on commence à percevoir notre part disgracieuse grâce aux rejets des personnes et des choses que l'on désire. On a un exemple ici quand Howard débarque et gâche la fête à laquelle il rêve de participer depuis (littéralement) des siècles:
"A peine avais-je passé le seuil que s'abattit sur toute l'assemblée une terreur brutale [...] d'une intensité impensable déformant chaque tête, tirant de chaque gorge ou presque les hurlements les plus horribles.[...] Ces cris me glacèrent; et je restai un moment comme paralysé dans la clarté éblouissante de cet endroit, seul, incrédule, gardant à l'oreille l'écho lointain de l'envol des convives terrifiés, et je tremblais à la pensée de ce qui devait rôder à côté de moi"
Évidemment il n'y avait rien à côté de lui. A la fin de la nouvelle, au fond de couloirs labyrinthiques Howard croit rencontrer une monstruosité "comme un grotesque et ricanant travesti de la forme humaine" et en fait touche simplement du bout des doigts son propre reflet.
"[...] je sais pour toujours que je suis d'ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela je le sais du moment où j'ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que j'ai porté mes doigts vers elle et que j'ai touché une surface froide et immuable de verre lisse."
Dans cette nouvelle, The Outsider, le narrateur (Howard) vit depuis toujours absolument seul dans un immense château antique cerné d'arbres gigantesques lui camouflant toute lumière. Il n'a pour unique issue qu'une tour à moitié détruite, plus ancienne encore que le reste du château et qui surplombe seule la forêt. Bravant ses angoisses il entreprend de l'escalader et de s'aventurer derrière une trappe au bout d'une dernière pièce plongée dans le noir et conduisant à la surface de la Terre. Il voit alors pour la première fois la lumière naturelle, celle de la lune éclairant un autre château où se donne une fête qu'il s'apprête malgré lui à transformer en cauchemar. Dans la nouvelle suivante The music of Erich Zann le narrateur (étudiant en métaphysique) est fascinée par des mélodies enivrantes qui proviennent du dernier étage de la plus haute maison de la plus bizarre des rues escarpées et oubliée. Dans cette mansarde un musicien muet cherche à transfigurer ses angoisses à l'aide d'une viole et de feuillets qu'il griffonne d'un "français laborieux". Derrière la seule fenêtre de la pièce, la seule de toute la rue pouvant surplomber le reste de la ville éclairée, il n'y a rien:
"pas de ville étalée en bas, pas de lumières familières dans des rues mille fois arpentées, rien; seul l'infini d'un espace sans fond; d'un espace inimaginable vibrant de musique et de mouvement, ne ressemblant à rien de ce qui pouvait exister sur cette terre."
Ce vide effrayant, métaphysique, m'a l'air du revers que Howard se fait de lui même, découvrant son apparence "réel" dans le miroir:
"C'était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation; le phantasme putride et gras d'égouttures, d'une révélation pernicieuse dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue."
D'un côté la plus haute fenêtre nous offre le vide métaphysique, horreur indicible qui nous plonge de force en nous même et nous rappelle la chétivité de nos tentatives pour appréhender le monde, de l'autre le plus haut miroir projette le "phantasme" de ce cumul de chaires mortes, de "temps disparus", d'une "révélation dont la terre aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue".
C'est, je crois, l'apparence nue des civilisations dont personne ne se souvient et qu'on pressent antérieures à notre perception du temps, l'apparence nue du présent dont personne ne se souviendra, la topographie de la Terre brassée de morts qui supporte nos vies. Mais surtout c'est bien lui à poils, toutes ses peines, sa méchanceté, sa cruauté, son soin des mots pour se livrer, sa générosité. C'est pas tant la solitude, l'isolement, "la mémoire peuplée d'heures passées dans de vastes pièces solitaires et lugubres aux tentures brunâtres et aux alignements obsédants de livres antiques" c'est le vide qui remue dans le revers qui est le plus grand obstacle de celui qui cherche la beauté
"tel est le lot que les dieux m'ont accordé - à moi, l'étonné, le banni, le déçu, le brisé. Et pourtant je me sens étrangement satisfait et m'accroche farouchement à ces souvenirs flétris lorsque mon esprit, pour un moment, menace d'aller au-delà, chercher ce qui est autre"
pcq
"le problème de la sagesse c'est que derrière le vrai et le faux il y a l'amour et la haine" donc pour Empédocle "le monde est en perpétuelle lutte entre l'amour et la haine, le monde est régit par des cycles, tantôt l'amour (en ce qui tend à réunir) et tantôt la haine (ce qui tend à séparer)"
et Howard selon Sonia n'aimait pas tant ce qui tant à réunir :
"[...]pourquoi ne pas dire aussi la triste et importante vérité concernant l’attitude de Howard envers les Juifs, les Noirs, les Étrangers? Il haïssait tout ce qui était neuf et non familier ; que ce soit un appareil, une ville, un visage. Pourtant, une fois habitué à la nouveauté de quoi que ce soit, d’abord il l’acceptait avec réticence, ensuite il l’adoptait.".
Il l'adoptait finalement, gardant la haine d'un côté circonscrite dans son isolement et l'amour pour ses mondes de pensées. Sauf qu'au fond le vide grouillant le cherche et le rattrape. Son intuition c'est qu'après toutes ces questions, et derrière encore, et au dedans de soi et au delà, par delà bien et mal il y a quelque chose de plus grand et d'indicible. Pourtant il se demande inlassablement, et si la chose sur le seuil voulait notre mort? Plus notre curiosité et notre connaissance sera aigu plus la terreur à la vue de l’insaisissable sera forte. Howard sait qui il est, lui ce monstre hideux, ce vide effrayant, cette mixture d'étudiant en métaphysique déboussolé et de musicien de génie torturé et muet dont les explications aux mystères de l'abîme resteront perdues pour toujours (dans un coup de vent venu du cosmos).
Il a de ces lumières au fond des yeux
Qui rendent aveugles ou amoureux
Il a des gestes de parfum
Qui rendent bête ou rendent chien
Et si lointain dans son cœur
Pour moi c'est sûr
Il est d'ailleurs
Il a de ces manières de ne rien dire
Qui parlent au bout des souvenirs
Pour moi c'est sûr
Il est d'ailleurs