Je suis un dragon
7.3
Je suis un dragon

livre de Martin Page (2015)

"To be kind, to be proud, to be fearless"

Ce livre, c'est ma mère qui me l'a conseillé quand je cherchais des idées de lecture pour mes petits 5e. Alors oui, clairement, ça entre tout à fait dans le thème de l'héroïsme au programme, et encore plus dans le thème de la séquence que je consacrerai à l'héroïsme féminin... Mais je ne crois pas que ce soit un livre fait pour les enfants.
Alors bien sûr, je ne vois aucun inconvénient à ce que des pré-ados de douze ans lisent ce livre ; c'est surtout qu'il est un peu violent pour des âmes sensibles, et que je ne voudrais pas que des parents me reprochent de faire lire des choses inadaptées à leurs enfants. J'en étudierai donc un extrait, en leur conseillant la lecture du livre s'ils/elles en ont envie.


Je crois que ce qui fait la force de ce roman, c'est justement qu'on ne sait pas bien quel est le public qu'il vise : il n'y a qu'un pas, au sein même de la narration, entre l'extrême violence de descriptions de meurtres horrifiques qui feraient rougir les films gore les plus sophistiqués, et la sagesse simple et douce des leçons que la vie livre à la jeune héroïne, dans la plus pure tradition des romans d'apprentissage. Il n'y a qu'un pas entre ces scènes inattendues, abruptes, graphiques déconseillées aux moins de seize ans au cinéma ; et ce spectacle des doutes intérieurs d'une jeune fille qui découvre qu'elle n'est que très humaine sous un costume démesurément grand. L'enseignement que diffuse ce livre, avec une mesure et une justesse touchantes, me semble tout à fait adapté à un public adolescent : ce n'est que l'histoire, au fond, des émotions que tout être éprouve à ces âges - la solitude, l'incompréhension, le manque de confiance en soi et d'amour, la colère, l'espace intérieur douloureux qui envahit un quotidien trop creux. Alors évidemment, nous ne sommes pas tou.te.s des super-héro.ïne.s, mais ce super-héroïsme est l'occasion pour Page d'exacerber les émotions adolescentes en tirant leurs effets à leur maximum de potentiel.


A ce portrait nuancé, évolutif, et intime, s'ajoutent non seulement ce gore étonnant, mais aussi les jolies allusions littéraires, et une réflexion politique intéressante. Ça cause d'un féminisme simple et efficace, mais ce qui m'a plu surtout dans ce roman c'est la dystopie politique pure : la description, en fond, des enjeux d'un monde où une super-héroïne évolue sans que ce monde ne change fondamentalement ; un monde où Margot, notre héroïne, est un cache-misère, un jouet des grandes puissances, un instrument géostratégique, une idole de sectes nouvelles, un nouveau messie, un objet de conflits idéologiques déchirants sur le choix de ses missions... Un point de vue réaliste qu'il est rare, me semble-t-il, d'entendre : on parle peu, dans la tradition super-héroïque, des aspects sombres de la coopération avec le politique, du rôle de l'hégémonie capitaliste, des camouflages du pouvoir (dans ce roman, le terrorisme par exemple est le prétexte commode pour expliquer les actes monstrueux de Margot sans avoir à se justifier)...


Ainsi : un fond réaliste et politique, des événements horrifiques inopinés, un portrait d'adolescente ; le tout sans manichéisme. Car si Margot est un dragon, c'est parce qu'un dragon est à la fois fascinant et dangereux, superbe et incontrôlable, d'une force physique inégalable... qui, pour notre dragon du moins, n'exclut pas la fragilité psychologique et émotionnelle, proprement humaine. Et ce livre ne laisse pas d'être très émouvant, entre deux meurtres ; Margot ne laisse pas d'être une jeune fille, puis jeune femme, qui réussit à inspirer de la confiance aux gens alors même qu'elle tue parfois sans vergogne. Il n'y a pas de morale ; simplement une réflexion par degrés sur les moyens de vivre une telle existence. Les questions seraient, plutôt que "Est-ce bien ou mal ?" : comment parvenir à exister quand on est différent.e des autres et qu'on veut appartenir à l'humanité ? Comment se sauver de soi-même, par soi-même ? Ce sont des questions, je trouve, plus intéressantes, et plus humanistes. Peut-être est-ce un livre qu'on pourrait voir, si on voulait pousser plus loin l'interprétation, comme un livre qui parle de dépression, plus loin encore que de mal-être. C'est un livre de coaching psy en fait (hyper tendance).


Alors oui, du coup, il y a un peu de ça, mais on est loin tout de même du message niais et capitaliste qui fleurit dans les bouquins "inspirants" "happiness therapy" type "Tu peux trouver le bonheur en toi en faisant de la méditation, et oublier que ta vie c'est de la merde parce que tu vis dans un monde de merde et que tu y peux rien hihi". Il ne s'agit même pas de bonheur ; juste de vivre avec soi, modestement. Le roman propose une ouverture, une respiration, qui n'est pas la promesse d'une réconciliation absolue, mais juste celle d'une paix trouvée avec soi-même. Ce n'est pas un livre révolutionnaire, mais c'est un livre juste.

Eggdoll
8
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le 31 janv. 2019

Critique lue 201 fois

5 j'aime

Eggdoll

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