À la lecture de Je suis vivant et vous êtes morts, livre par ailleurs merveilleux à tous points de vue, je me suis souvent demandé comment Carrère avait-il fait pour passer à ce point à côté de lui-même, ou plus exactement, pour ne pas devenir, dès ce texte-là, l’écrivain qu’il serait avec L’Adversaire ? Un passage de la biographie de K. Dick, faisant état du fameux cambriolage dont il a été victime, me touche particulièrement. « J’ai moi-même été cambriolé au moment où je commençais à écrire ce chapitre », confie Carrère. À partir de là, il y a tout pour que s’opère la métamorphose. Le lecteur – celui, bien sûr, qui a lu les futurs livres de l’écrivain – retient son souffle, il sent que Carrère, à plusieurs reprises, se frôle lui-même, mais la magie retombe, l’écrivain passe comme à côté de lui-même. C’est d’autant plus étonnant que Carrère semble s’être projeté dans Philip K. Dick plus que dans n’importe qui d’autre, et il semble même en avoir, plus ou moins consciemment, revécu en lui-même la trajectoire intime : mariage malheureux avec une femme nommée Anne, conversion au christianisme pour palier aux manques de l’écriture, etc. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’écrivain connaisse sa grande conversion littéraire, dont témoigne L’Adversaire, mais non, comme il l’avoue d’ailleurs, bien plus tard, dans Le Royaume : « J’ai par la suite écrit sa biographie, et je suis aujourd’hui incapable de dire ce qui vient vraiment de lui et ce que j’ai projeté de ma propre expérience dans le chapitre consacré à ces années. »