Philip K. Dick a été mon auteur préféré dans les années 70, à l'époque où se sont constitués mes goûts littéraires, et sans dire comme certains que "Ubik" est l'un des 5 livres les plus importants de l'histoire de l'Humanité, il est certain que j'ai gardé de cette fréquentation le souvenir du plaisir aigu que me procuraient les défis conceptuels et les jeux paranoïaques phildickiens. Emmanuel Carrère est depuis quelques années l'un de mes écrivains favoris, lui qui semble capable de sublimer dans ses biographies la vie de quiconque, qu'il soit artiste ou criminel (ou les deux...). L'idée de lire la bio de Dick par Carrère, même en sachant qu'il s'agit d'une œuvre "de jeunesse", m'était logiquement irrésistible, et le moins que je dois dire, c'est que "Je suis Vivant et Vous êtes Morts" m'a procuré un plaisir intense, celui de retrouvailles avec un vieil ami de mon adolescence, avec ses éternelles plaisanteries, avec ses délires (aujourd'hui, on parlerait de "mindfucks") diablement séduisants. Des retrouvailles magistralement orchestrées avec la complicité évidente d'un Carrère qui prend fait et cause pour la schizophrénie polymorphe de Dick : peu importe la véracité des éléments biographiques - Carrère semble user de pas mal de "licence poétique" pour faire correspondre systématiquement chaque étape de la vie de Dick avec le contenu des romans composés à la même époque -, car le terrain que laboure ce livre, c'est évidemment celui de l'univers mental du "génie le plus barré" de la S.F. Chaque chapitre de "Je suis Vivant..." voit Dick s'engluer assez pitoyablement dans ses histoires d'amour dérisoires, dans sa consommation de drogues de plus en plus intensive, dans le désir enfantin d'une célébrité qui lui échappera toujours largement, et agit alors comme un tour d'écrou supplémentaire, visant à nous priver de tout espoir (... mais aussi de tout désir...) de retrouver un jour de le chemin de la sortie. Le chemin de la vie, de la réalité, de la raison, la sortie de la production littéraire de Dick, du livre de Carrère lui-même. Car l'idée géniale de "Je suis Vivant...", c'est quand même d'extraire de quelques-uns des romans-clé de Dick la quintessence de ses concepts paranoïaques - et visionnaires, n'ayons pas peur de le dire -, de les appliquer à sa / notre réalité, et de finalement renchérir par rapport à son postulat ludique de départ : pour Carrère comme pour le vrai fan phildickien, la plaisanterie "avant-dernière" est que Dick était bel et bien le Prophète du XXème siècle, clairement aussi barjo et aussi illuminé qu'un Jésus trafiquant de champignons hallucinogènes, mais nettement plus pertinent que lui. Et qu'il a bel et bien soulevé, pour notre plus grande joie et notre plus grande terreur, un coin du voile. Qu'il nous a montré ce que nul ne doit jamais voir : le visage convulsé de haine de Dieu, dans le ciel. Après ça, aucun retour possible, chacun de nous doit désormais se résigner à entrevoir régulièrement l'un des effroyables stigmates de Palmer Eldritch, histoire de ne jamais oublier que, de fait, nous sommes tous MORTS.