Jérôme
8.2
Jérôme

livre de Jean-Pierre Martinet (1978)

A mi-chemin entre Paris et Saint-Pétersbourg

J’ai découvert Jean-Pierre Martinet par une citation rencontrée au hasard, dont la tristesse féroce est ce qui m’a poussé à vouloir en savoir davantage, à en lire davantage. Manifestement, Jérôme est considéré comme le chef d’œuvre de cet auteur, c’est pourquoi j’ai eu envie de m’y plonger, me régalant par avance de la noirceur cuisante que j’espérais y trouver. D’une certaine manière, j’ai glorifié Jérôme avant même d’avoir commencé à le lire : j’en faisais un de ces livres suffocants, sorte de bonbon infâme que j’aimais à faire rouler sur ma langue et qui relevait le tragique de l’existence en s’en moquant. Alors, Jérôme, c’était déjà tout une légende à mes yeux, une sorte de roman que je n’avais pas vraiment besoin de lire parce que je savais par avance qu’il était maudit, donc à même de figurer parmi les grands livres de ma vie. Cela suffisait à en faire un roman de plus sur l’étagère de l’ironie désespérée, d’autant plus que sa longueur et son absence d’aération sur la page (il mérite bien le nom de pavé) me décourageait de le lire réellement. Et puis… quand je m’y suis mise, j’ai senti que j’avais raté le coche : Jérômeaurait été un des grands romans de ma vie, mais ça n’était plus le cas… bien qu’il en restât un livre à la mélancolie méchante et au style envoûtant.

Avec Jérôme, on plonge dans l’esprit d’un homme qui dérive d’obsession en obsession (autant métaphoriquement que physiquement puisqu’il poursuit à travers un Paris halluciné une lycéenne qu’il désire, Polly) et qui nous livre ses pensées en un flot ininterrompu. Ainsi, les dialogues comme les déplacements dans l’espace sont rapportés du point de vue du personnage, ce qui explique un parasitage constant, une altération de la réalité telle que j’ai fini par me demander ce qui était réel et ce qui ne l’était pas, tant Jérôme part à la dérive. Ce style tout intériorisé, qui coule comme cheminent les pensées (si bien qu’il n’y a pas réellement d’interruption dans le roman, malgré le chapitrage) retranscrit parfaitement un état d’esprit qui confine à la folie. Seul point négatif : j’ai refermé le livre en pensant qu’il avait bien 200 pages de trop, simplement parce qu’on finit par tourner en rond dans les pensées de Jérôme et qu’une fois l’atmosphère saisie, tout semble la répétition d’une vision délirante.

Reste que l’ambiance poisseuse est délectable par sa répugnance même : en suivant Jérôme dans ces quelques journées infernales, on visite les bas-fonds d’une ville où la prostitution semble se cacher dans tous les coins sombres. La sexualité joue en effet un rôle majeur dans ce roman, aux côtés de l’alcool, de la folie et du crime, ce qui en fait un véritable bal des vices. J’ai même ressenti un malaise à la lecture de certaines scènes parce que rien ne rachète Jérôme qui tombe dans l’abjection la plus noire. J’ai pourtant pris du plaisir à lire sa paranoïa permanente et ses dégoûts parfois comiques face à sa situation ou aux actions des autres. Je raffole également du mélange des tonalités et des discours sur le désespoir, d’autant plus lorsqu’ils ont un ton sentencieux qui prête autant à rire qu’à pleurer. En ridiculisant sans cesse le tragique, Martinet fait des errances de Jérôme une sorte d’épopée abjecte qui oscille entre la comédie de boulevard et l’ironie lucide et malheureuse. Cela se traduit par un enchaînement de situations cocasses dont on peut faire une double lecture (incidents grotesques ou fâcheux), comme la visite de Jérôme chez un croque-mort alors qu’il pensait être entré dans un bureau de poste (ce qu’on apprend en même temps que lui, donc à la fin de la scène) ou la rencontre avec un personnage qui se fait passer pour un tsar de Russie.

J’ai aussi été particulièrement sensible à la légère progression de l’intrigue qui se caractérise par l’emprise croissante de la folie, engendrant la multiplication d’éléments confondants puisque l’hiver se met à envahir le printemps (quitte à ce que les jours raccourcissent où à ce que Jérôme se trouve à affronter la neige). L’imbrication de Paris dans Saint-Pétersbourg est également une idée qui m’a séduite, réunissant deux univers littéraires qui me touchent particulièrement. Enfin, le jeu littéraire qui se traduit tant par des citations ou références (à Dante, Dostoïevski, Faulkner…) que par une subversion du langage m’a aussi fait sourire.

Plus jamais nous ne connaîtrions la tiédeur de l’été, et les douces soirées interminables. Il n’y aurait plus, désormais, et jusqu’à la fin, que ce sale voyage dans le froid et la nuit. La Seine allait se jeter dans la Neva, et Paris, lentement, comme un navire fantôme, dérivait vers Saint-Pétersbourg.

PS : après avoir lu Molloy de Beckett, je trouve que Jérôme y ressemble beaucoup en terme de style (et puis cette sombre histoire de mère...) - beaucoup plus qu'à Céline auquel il est souvent comparé.

FuligineuxNympheas
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le 16 déc. 2022

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