Escalader le Mont Analogue, c’est savourer le vertige, se prendre au jeu des précipices et des extravagances. Au détour de quelques pages, je me suis surprise à croire à l’existence de cette montagne incroyable, ou plutôt, à ne pas la croire si invraisemblable que cela. Les explications données par Pierre Sogol, l’investigateur de l’excursion, sont bizarrement logiques, scientifiquement crédibles, ce qui laisse planer un soupçon de réalité dans cette fiction, me donnant à moi aussi envie de partir à la recherche de cette île, y accoster, y dénicher ses secrets métaphysiques. Et c’est bien là, la force de ce roman d’aventures : ne plus bien savoir si ce journal de bord n’est pas, finalement, véridique, et se faire embarquer, participer au voyage. Parce qu’on se pose les mêmes questions informulées des personnages : est-ce vrai ? est-ce possible ? Et nous écoutons les mêmes discours de Sogol, et, surtout, nous recevons les mêmes enseignements (ou, du moins, on accède aux mêmes réflexions), ce qui fait de nous un passager de cette aventure.
Pourtant, même si roman joue avec les codes du récit de voyage et des voyages imaginaires, on sent clairement que ce sont les réflexions philosophiques en tout genre qui prennent le dessus. En effet, toutes les aventures, toutes les conversations font prendre au roman l’aspect d’un ‘laboratoire philosophique expérimental’, ce qui explique les remarques du narrateur sur la manière dont Sogol tourne son discours ou les conclusions auxquelles il parvient en observant ses propres réactions et celles de ses compagnons. Nous voilà donc finalement lancé dans un quête intérieure sacrée, dont le ton était donné dès le début, lorsque le narrateur évoque son intérêt pour la lecture des symboles, auquel le Mont analogue appartient. Ainsi, le voyage imaginaire prend cette double apparence de réalité et d’imaginaire si on en interprète les péripéties comme tant de symboles qui mènent à des révélations intérieures.
On se laisse alors surprendre, comme les personnages, par les expériences de pensée de Pierre Sogol (relativement aux limites de l’esprit humain par exemple) et les découvertes, ou interrogations laissées ouvertes, successives. Les discours scientifiques se mêlent aux descriptions symboliques ou poétiques, ce qui m’a laissé une impression de légèreté car, en lisant, on glisse d’un discours à l’autre avec l’impression d’y papillonner, c’est-à-dire de peser soi-même la portée des affirmations, sans y accorder une importance excessive, définitive. D’autant plus que l’absurdité et le comique soulignent l’incongruité du roman, laissant un sourire errer sur les lèvres face à chaque nouvelle invention écrite par René Daumal.
Reste qu’il est frustrant que le roman soit inachevé, laissé en suspens en plein milieu d’une phrase, après une virgule… mais on peut soit y lire un symbole de plus, soit se dire que c’est un bon roman, puisqu’on voulait en lire plus !