J'ai lu récemment le Lièvre de Vatanen, écrit à peu près à la même époque que Jonathan Livingston, et je ne peux m'empêcher de les mettre en parallèle l'un avec l'autre tant ils sont représentatifs de leur époque de "rébellion" et d'"émancipation individuelle".
Si le Lièvre de Vatanen a paru deux années plus tard (1975), il décrit un moment précédent : celui, primal, du ras-le-bol, du refus pur et simple de la société. Le héros Vatanen ne proposait aucune alternative, aucun programme politique, si ce n'est un retour à la vie simple et sauvage, dont on savait qu'il ne pouvait être que temporaire. D'où la force brute du livre et l'immédiate sympathie ressentie pour son personnage principal.
Jonathan Livingston, lui, se rebiffe, montre sa différence et finit par quitter sa communauté car il veut vivre pour voler au lieu de voler pour se nourrir. Le récit s'annonçait donc comme une version poétique du prosaïsme un peu rustre de Vatanen. Mais très vite, l'oiseau bifurque : il rencontre d'autres colonies, devient disciple d'un mystique, se convertit à la philosophie New Age et, à la tête de quelques fidèles, finit par revenir dans sa communauté muni du flambeau de la connaissance.
Tout un programme, donc, qui non seulement annihile l'ampleur métaphorique du récit (pas un hasard d'ailleurs, que ce goéland possède un nom très humain, alors que le lièvre de Vatanen n'est jamais baptisé) mais qui lui donne une dimension explicitement politique légèrement gênante.
Car l'on sait, avec le recul, où ces mouvements de libération ont mené : quand ils n'ont pas tout bonnement dérivé en sectarismes éphémères, ils ont été ingéré avec une facilité déconcertante par la société moderne, qui a fait de la liberté et de l'individualisme ses motifs cardinaux.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que ces luttes émancipatrices étaient illégitimes ou non pertinences (elles montrent plutôt l'incroyable capacité du libéralisme à tout ingérer). Il est simplement moins facile d'imaginer Jonathan Livingston sortant ses camarades goélands de leurs cavernes d'ignorance qu'acceptant, au premier écueil venu, un confortable poste de manager ou de directeur marketing, au demeurant tout aussi adaptés à ses humaines qualités.