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Le chroniqueur du peuple des souris critique leur unique cantatrice avec une tatillonne objectivité. Exprimer un avis personnel ? Quel comble de subjectivité ! Il préfère parler au nom de son peuple : "Notre race n'aime pas la musique." C'est aussi le porte-parole de censeurs évaluant la personnalité de Joséphine, son chant et ses revendications.
"Le Cas Joséphine" passionne ce psycho-sociologue. Quel bonheur de déployer les multiples pièces d'un dossier difficile - avec la minutie gourmande d'un notaire ! Il se veut le juge impartial de son chant : "Est-ce vraiment un chant ? Est-ce que ce n'est pas plutôt, peut-être, un simple sifflement ?" Avant de trancher : "Ce néant de voix, cet exploit nul."
Qu'est-ce que l'art ? Le peuple des souris a-t-il besoin d'art ? Non affirme le chroniqueur, il n'aime ni la musique ni le chant. Et comment distinguer le chant du sifflement et du couinement habituels aux souris ? Son jugement n'épargne pas ses admirateurs : "un essaim de flagorneurs", qui ont fait d'elle une diva capricieuse. - "Personne ne comprend mon art, ni n'apprécie mon chant à sa juste valeur !", répète-t-elle. Si les auditeurs tardent à l'entourer, elle trépigne de colère et de rage…
Longtemps notre cantatrice a lutté pour la reconnaissance de son art et pour être exemptée de travail. Peine perdue ! A de telles puérilités, ses congénères infligent un double refus. Joséphine la romantique contre-attaque, exhibe une blessure au pied, de la fatigue, des faiblesses, mais nul ne s'apitoie en la voyant boîter. Qu'il est dur d'être une artiste incomprise ! Mais comment en vouloir à son peuple ? Les souris ont trop à faire, se tiennent en permanence sur le qui-vive, pourchassées par des ennemis avides de les exterminer. Seule une fécondité galopante assure leur survie.
Dans sa folie des grandeurs, Joséphine se proclame cantatrice et prophétesse, telle est sa Terre Promise. Les souris sont habituées à ses caprices. Un jour, elle disparaît sans laisser de trace. Certains admirateurs chuchoteraient, compareraient sa disparition à celle de Moïse. Mais cette légende est mort-née. La fin de l'art ne fera jamais la une des journaux ! Joséphine pratiquait une activité superfétatoire, douteuse et incompréhensible. La collectivité se passera d'elle et de son chant sans regret : "Elle est un bref épisode de l'histoire éternelle de notre peuple, et le peuple se remettra de cette perte."
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Les textes de Kafka se prêtent à de multiples interprétations : psychanalytiques, sociologiques, religieuses,... Je propose une interprétation politique (et ludique). Le narrateur cachait bien son jeu de commissaire politique !
Jouons à démasquer son rôle dans cette histoire :
"Camarades souris !
Les réclamations bourgeoises de la prétendue Joséphine sont inacceptables !
Vouloir se faire exempter de travail ! En plein communisme de guerre ?
C'est de la haute trahison ! Le Parti en a la nausée, nous éradiquerons cet intolérable déviationnisme !
Notre Révolution a besoin de tous les Rongeurs de tous pays pour édifier la République Egalitaire Universelle !
Croyez vous que l'affreuse Jojo prépare son autocritique ? Au contraire camarades souris ! Elle exige la reconnaissance de son Art - en plein rationnement alimentaire, avec des ennemis qui s'acharnent à nous exterminer jusque dans nos terriers chéris !
Laissons l'Art enbourgeoisé aux chats et à leurs maîtres millionnaires, l'Art est mort - tirons la chasse !
Si le gangster Jo ne confesse pas ses erreurs, le Comité tranchera. Camarades souris, une purge s'impose !
Que ses admirateurs tremblent et couinent leur repentir !"
Les souris applaudissent et sifflent à tout rompre.