Il y a des livres qu’on rencontre au bon moment, et qui sont un miroir où se regarder en face. La voix d’Huguenin est celle d’un vieil ami. Sa mort prématurée lui impose, à cette voix, des accents tragiques ; et aux mots qu’elle profère des allures de prophéties. Mauriac écrivait : « Ce journal est devenu un grand texte parce que Jean-René Huguenin est ce jeune mort qui avait pris d’avance la mesure de sa dépouille. » Jean-René Huguenin parlait beaucoup de la mort, sans la craindre, disait-il, parce qu’il aimait la vie.

Le début de son journal commence en même temps que sa carrière d’homme. On sourit, on soupire à son orgueil excessif, à la certitude qu’il avait de sa valeur, de sa condition de demi-dieu. Il avait un idéal : se construire tel qu’il se rêvait. Régner sur soi en despote – « Nous sommes tous les rois de nous-mêmes. » Selon lui, les regrets viennent moins des mauvais chemins empruntés, que de n’avoir pas usé du capital disponible pour se bâtir selon ses vœux. A vingt ans, il avait découvert son étoile du Nord : la littérature. La littérature envers et contre tout, pour agrandir son existence, la saisir et la vivre complétement. L’élaboration de l’œuvre, et la solitude qu’elle réclame, comme moyens de se révéler à soi, de s’élever, de se sentir tout à fait Dieu.

Comme lui, nous avons notre étoile du Nord, que nos devoirs et le goût des plaisirs nous font parfois perdre de vue. Et comme la plupart d’entre nous, Jean-René Huguenin avait ses contre-temps. Mais il possédait une conscience aigüe de combien ce temps nous échappe – qu’il en manquerait – et cette ardeur quasi maladive à vouloir dompter l’horloge, comme si…

L’importance à mes yeux de chaque journée, de chaque minute, le prix que j’attache à ce combat quotidien : exister ! Le terrible remords que j’éprouve à ne rien faire. Non que cela n’arrive pas. Loin de là. Mais avec un tel sentiment de gaspillage, la crainte, la honte de perdre du temps précieux, que je suis rarement tranquille lorsque je me détends ou me repose, ou me distrait. … comme si mes jours étaient comptés…

Ce qui nous rend Huguenin si proche, c’est de lire, derrière la façade élevée par son outrecuidance, les doutes qui l’ébranlent. Ce sont, au milieu de pages pleines de force et de futurs à conquérir, les accès de mélancolie et de tendresse qui éclatent. Ce sont les faiblesses du cœur pour une femme. Le rapport incomplet à Dieu. C’est la fureur d’exister, l’amour de l’amour chez qui se veut au-delà de tout sentimentalisme. L’amour, et avec lui les délices et les blessures nécessaires à l’écrivain.

Il suffit d’aimer un seul être pour faire d’un seul coup l’expérience de toute la charité, de toute la compassion, de toute la douleur et de toute l’impuissance du monde.

Les mêmes thèmes viennent et reviennent continuellement avec l’apparence du nouveau, comme des obsessions. Au fil des années – six ans d’un quotidien volontairement bridé, car « de trop grandes aventures font perdre le sens de l’amour et de l’aventure » – au fil des notes, Huguenin mène une guerre perpétuelle contre l’inconstance. Et l’on se demande encore, à la fin, s’il a gagné sa guerre.

Le 20 septembre 1962, il écrivait :

Avant toute chose, retrouver ma puissance et mon cœur. L’enfer, c’est agir malgré soi. Je suis fatigué des hantises, des scrupules, des arrière-pensées, des retours en arrière qui me divisent. Je suis fatigué de me remettre en question. J’ai envie d’attaquer. Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu’au bout de toute chose, quelle qu’elle soit, de toutes mes forces. N’écouter que mon impérialisme.

Deux jours plus tard, il trouve la mort sur une route nationale, entre Rambouillet et Ablis. Il avait 26 ans.

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le 11 juin 2024

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