Réputé être, avec "Tess d'Urberville", son roman le plus sombre, "Jude l'obscur" permet une fois de plus à Thomas Hardy d'explorer à fond la psychologie sociale de ses personnages, dans un contexte de mutation des idées plus rapide que celle des institutions.
Portrait aussi émouvant qu'éprouvant d'une ambition avortée, "Jude l'obscur" trace la biographie fictive d'un héros qui a sans doute dû s'incarner dans un grand nombre d'individus désireux de s'extraire de leur milieu natal pour s'élever dans la société en tablant sur leurs facultés et leur espérance en un monde plus égalitaire, plus libre et plus juste.
Obscur, Jude l'est dès sa naissance.
Orphelin, enfant recueilli malmené, employé à faire fuir les corneilles dans les champs, cet émule de Gavroche et d'Oliver Twist s'accroche très jeune à une illusion brillante comme une étoile : l'idée qu'adulte il pourra étudier à l'Université et exercer une profession intellectuelle. Acharné au travail, apprenant le grec et le latin en autodidacte, il fera tout ce qu'il est humainement possible de faire pour parvenir à son but. Hélas, c'est sans compter sur la ruse et la médiocrité de son entourage. Piégé dans un mariage malheureux, Jude - homme intègre et honorable s'il en est - verra petit à petit son étoile décliner et l'atavisme social le rattraper. Devenu tailleur de pierre, Jude attache désormais tout espoir de bonheur à l'amour profond qu'il voue à sa cousine Suzanne, jeune femme moderne aux idées indépendantes et qui se rit du scandale.
"Jude l'obscur" le bien-nommé, celui qui parti de rien a tout désiré, qui de l'ombre a cheminé vers le soleil jusqu'à s'y brûler, est un personnage littéraire hors du commun qui suscite chez le lecteur une très forte empathie, voire une réelle affection. Délicat de terminer l'oeuvre sans larme à l'oeil ! La fin du 19ème siècle livre une fois encore son contexte social charnière hautement intéressant, entre traditions et idées nouvelles. L'écriture de Thomas Hardy - dois-je encore en chanter les louanges ? - donne enfin à ce récit une densité dramatique exceptionnelle, aussi riche que la philosophie et aussi profonde que la religion, une atmosphère à rapprocher définitivement de l'univers shakespearien.
Si je préfère ses romans moins noirs, je ne peux que reconnaître à Thomas Hardy une maîtrise parfaite de son métier d'écrivain, sublimée par sa grande sensibilité de poète et son inaltérable intérêt pour l'homme et sa destinée.