Défenseur des langues régionales, l’écrivain français d’expression catalane Lluis Joan-Lluis nous transporte à l’aube du premier millénaire pour une fable aux allures d’Odyssée soulignant l’importance de la langue dans la constitution de l’identité collective.
Un Empire au Sud ; des barbares au Nord ; la poésie d’Ovide et l’exil du poète à Tomis, l’actuelle Constanța en Roumanie, « tellement loin qu’on dirait que c’est à la fin de tout ce qui existe » : tels sont les seuls repères spatio-temporels dans ce roman qui, bien plus ancré dans l’imaginaire que dans l’Histoire, cherche avant tout à nous faire revenir à un point d’origine, lorsque langue et littérature commencent tout juste à faire prendre la sauce de l’identité culturelle à travers début de tradition orale et premiers textes fondateurs.
Tout commence par la persécution et l’aspiration à la liberté. Ils sont d’abord quatre à se résoudre à tout quitter pour l’inconnu : Junil, une jeune fille traitée en esclave par un père tyrannique, mais qui, à force d’encoller les papyrus formant les rouleaux vendus dans la librairie paternelle, s’est mise à s’intéresser à leur contenu ; Trident, l’esclave copiste qui, lui ayant appris à lire et à écrire, lui a transmis l’amour des textes, en particulier des poèmes d’Ovide dont Les Métamorphoses au nom ici hautement symbolique ; le bibliothécaire Lafas qui, voué au confinement par sa consécration à Minerve, vivait jusqu’ici cloîtré dans son savoir livresque ; enfin, Dirmini qui, déjà marqué dans sa chair, sait que la mort est au bout de son destin de gladiateur. Un enchaînement de péripéties mettant leur vie en danger parachève leur rupture de ban et les voilà tous quatre lancés sur les routes, fuyant l’Empire pour la lointaine terre des Alains dont on dit qu’ils méprisent l’esclavage, mais obligés de traverser les contrées du Nord aux mains de pillards et de tribus barbares.
S’ensuit un récit à la fois d’aventure et d’apprentissage, jalonné d’épreuves et de dangers, où partis quatre, ils poursuivent de plus en plus nombreux, agrégeant peu à peu à leur petite troupe une moisson de ces barbares qu’ils redoutaient tant et qui, maintenant qu’en ces nouvelles contrées ils sont eux-mêmes devenus des étrangers, finissent par leur paraître toujours plus familiers, mus qu’ils sont tous par le même idéal de liberté. Ils leur faudra d’abord s’inventer une langue commune, condition de partage de leurs histoires respectives et bientôt de leur avenir commun, lequel s’incarnera, au gré de récits oraux, puis progressivement écrits, en une geste laissant une large place à une mythologie et à un imaginaire partagés. Ainsi, de l’oralité toujours plus stimulée et augmentée par l’imagination des uns et des autres aux traces écrites permettant la survie de la mémoire et le prolongement de soi, l’on assiste à la création de longs poèmes homériques, à la découverte des vertus de la lecture et, ce faisant, à l’émergence d’un nouvel ordre fait d’émancipation, de rêve et de liberté.
Jolie fable antique rendant discrètement hommage à Ovide et à Sophocle, mais aussi à tous les conteurs homériques au travers d’un voyage épique vers l’émancipation au sens large, Junil est avant tout l’histoire d’un apprentissage et d’une élévation, celui de l’humanité grâce à la maîtrise du langage, puis de l’écriture et de la lecture, le tout incarné en une poignée de personnages attachants.
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