Alors que j’avais acquis l’ouvrage Ce que l’argent ne saurait acheter de Michael J. Sandel plusieurs semaines avant Justice, je me suis laissé aller à lire celui-ci d’abord. En soi ce n’est pas illogique : si Justice est sorti après l’autre en France (2016 contre 2014), l’ordre s’inverse pour la parution des éditions originales aux Etats-Unis (respectivement 2009 et 2012).
Surtout, ce qui m’a fait attaquer Justice tient en trois mots : le chapitre un (qui tient lieu d’introduction). J’ai rarement lu un départ aussi percutant pour prendre pied dans un sujet. C’était brillant : l’auteur part de l‘ouragan Charley qui a sévi aux Etats-Unis en 2004 pour montrer les prix abusifs fixés alors concernant une chambre d’hôtel, des sacs de glace, des frais de déblaiement… En dix pages, Sandel déploie une partie des thèmes qu’il sera amené à discuter plus tard. Avec une clarté d’exposition remarquable. Loin de s’endormir sur ses lauriers, il enchaîne sur les blessures de guerre, celles qui valent une médaille (et des aides) et les autres…
Ce premier chapitre fournit un aperçu de ce qui attend le lecteur au cours des presque 390 pages composant l’ouvrage. L’auteur va nous proposer un petit panorama de quelques grandes théories de la justice, en exposant leur logique puis en les soumettant à diverses illustrations pour nous montrer i) comment penser comme un utilitariste, libertarien, kantien… ; ii) quelles limites apparaissent dans les raisonnements des différents courants. S’il est un thème qui traverse l’ouvrage c’est bien celui-là : aucune approche de la justice n’est parfaite. Chacune vient buter sur un certain nombre de difficultés.
Un autre thème qui émerge est le fait (pas si surprenant en soi) que même des auteurs ayant plusieurs siècles au compteur peuvent être utilisés aujourd’hui, quand on débat du don d’organes, du mariage homosexuel (avec des résonances par rapport à ce qui s’est passé en France), des pom-pom girls… Ce dialogue entre les approches est stimulant en plus de l’humour de l’auteur pour nous relater tel ou tel fait en rapport avec la vie des auteurs (la momie de Bentham…) ou bien leurs positions sur différents sujets (Kant sur les relations sexuelles hors mariage, c’est assez tordant).
Si aucune approche ne peut prétendre à la perfection en matière de justice et d’éthique, cela conduit l’auteur, dans le dernier chapitre, dans la dernière section, à donner quelques pistes sur « une politique du bien commun » (le bien commun étant un thème porteur, l’ouvrage de Jean Tirole, qui vient de paraître, s’intitule d’ailleurs Economie du bien commun). Cela reste très général mais permet de voir, assez clairement, quelles sont les préférences de Sandel, les pistes à envisager par rapport à ce qu’il a discuté précédemment. Des pistes qui n’ont rien perdu de leur actualité.
Issu du cours de licence donné par Sandel à Harvard, l’ouvrage porte la marque d’une certaine oralité, d’une volonté de l’auteur de faire réfléchir son auditoire, de le pousser à ne pas accepter sans débattre ni comprendre ce qu’il nous raconte. Sandel n’est pas là pour asséner des vérités mais pour instruire, piquer notre curiosité pour pouvoir aborder les problèmes qui se posent à nous. On plonge d’autant plus volontiers dedans que la traduction, réalisée par Patrick Savidan, se révèle très agréable à suivre, bien qu’elles contiennent quelles coquilles.
Ayant déjà pu croiser certains des auteurs évoqués par Sandel auparavant (ah ces grands moments d’analyse de la Métaphysique des Mœurs, tome 1 de Kant ou des passages des Politiques d’Aristote…), Justice n’a pas révolutionné mes connaissances en la matière mais a permis de rendre certains points plus clairs. L’auteur procède progressivement et l’articulation avec plusieurs illustrations à chaque fois est un vrai plus. Surtout que le cheminement choisi n’est pas strictement historique puisque Sandel termine son parcours avec Aristote, qui permet de revenir sur l’approche kantienne et rawlsienne de la justice. Enfin, l’auteur accompagne sa présentation des auteurs par des extraits des œuvres des auteurs ce qui permet de retrouver certains propos marquants de tel ou tel auteur. Si si, les philosophes peuvent sortir des punchlines eux aussi (et Sandel n’est pas mauvais en la matière) ! Si je ne devais retenir qu’une citation, ce serait celle de Rawls (1971) que Sandel donne en page 243 :
« Nous pouvons rejeter l’affirmation selon laquelle l’organisation des institutions est toujours imparfaite parce que la répartition des talents naturels et les contingences sociales sont toujours injustes et que cette injustice retentit inévitablement sur les organisations humaines. Souvent cette réflexion sert d’excuse pour méconnaître l’injustice, comme si le refus d’accepter l’injustice était de même nature que l’impossibilité d’accepter la mort. La répartition naturelle n’est ni injuste ni juste ; il n’est pas non plus injuste que certains naissent dans certaines positions sociales particulières. Il s’agit seulement de faits naturels. Ce qui est juste on injuste par contre, c’est les façons dont les institutions traitent ces faits. »
L’ouvrage appelle, toutefois, quelques commentaires plus critiques :
- Il s’agit de présenter différents courants, aussi il n’est pas question de donner à voir toute la diversité qui peut présider au sein de tel ou tel (e.g. pour le courant libertarien, se réclamer de Rand n’est pas pareil que d’être du côté autrichien, de Buchanan… cf. Sébastien Caré, 2009, La pensée libertarienne : Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale) ;
- Si l’auteur ne peut présenter toutes les approches existantes, j’ai trouvé dommage qu’il n’y ait pas d’évocation des courants féministes sur les questions de justice ;
- Idem, la dimension internationale n’est pas assez présente. Or, il est dommage de ne pas proposer des illustrations plus poussée (au-delà de l’isolationnisme des libertariens, de la question des immigrants) traitant de la coopération entre Etats ;
- Effet de la séparation des disciplines, lorsque Sandel critique la vision de l’individu rationnel, qui peut se couper des autres et de ses intérêts pour raisonner sous un voile d’ignorance, la neutralité de l’Etat… Sandel rappelle les arguments des « communautariens » (courant auquel on peut rattacher l’auteur), il n’est pas fait mention des travaux de sociologie qui pourraient s’insérer pleinement dedans. (C’est une remarque secondaire.)
Au total, Justice est un très bon ouvrage d’introduction aux théories de la justice et à la philosophie politique moderne, même si le panorama proposé reste sélectif. Facilement accessible même si on n’a aucune connaissance préalable, stimulant grâce aux exemples pris (qui conserve toute leur actualité aujourd’hui encore et pas seulement aux Etats-Unis), Sandel nous montre que la philosophie n’a pas sa place dans une tour d’ivoire mais qu’elle se révèle précieuse pour discuter de la conduite de la cité et répondre à quelques grandes questions touchant à la liberté, à la vie bonne… Sapere aude ! comme dirait Kant.