Critique initialement publiée sur mon blog : http://nebalestuncon.over-blog.com/2017/07/kalpa-imperial-d-angelica-gorodischer.html
GORODISCHER (Angélica), Kalpa Impérial, [Kalpa Imperial], traduit de l’espagnol (Argentine) par Mathias de Breyne, [s.l.], La Volte, [1983-1984, 2001] 2017, 245 p.
D’AUTRES LANGUES
En France, il n’est le plus souvent guère aisé d’avoir accès aux œuvres de littérature de l’imaginaire composées dans d’autres langues que le français ou l’anglais. Ça n’est pas totalement inenvisageable, je ne le prétends certainement pas, et l’on peut bien relever, çà et là, telle ou telle traduction, mettons, de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, du russe, ou, en dehors de l’Europe, disons à tout hasard du japonais... À vrai dire, on peut relever à l’occasion des origines plus inattendues – à ceci près, bien sûr, qu’il s’agit d’exceptions qui confirment la règle, ce que l’on souligne inévitablement ; mais, certes, il y a somme toute peu de temps, j’ai pu lire du fantastique arabe (irakien, plus précisément), de la fantasy estonienne, de l’horreur suédoise ou même, attention, de l’anticipation groenlandaise. Et, si je ne l’ai pas (encore ?) lu, on peut relever qu’un prix Hugo chinois, ce n’est quand même pas tous les jours, et que cela pourrait indiquer une évolution bienvenue, à l’échelle mondiale sinon encore française... Oui. Mais c’est tout de même assez limité dans l’ensemble, pour l’heure – outre qu’il faut éventuellement y accoler une certaine ambiguïté tenant à la qualification de genre : ces auteurs ne sont pas forcément publiés dans des collections dédiées à la science-fiction ou à la fantasy, et ce quand bien même leurs œuvres, prises « objectivement », pourraient parfaitement en relever.
Le cas de l’Argentine est peut-être singulier à cet égard. Au sein des littératures hispanophones, ce pays n’est sans doute pas le plus mal loti, loin de là, et plusieurs grands auteurs qui en sont originaires ont été abondamment traduits en français – parmi eux, un certain nombre se frottant régulièrement à l’imaginaire, mais le plus souvent guère associés à la science-fiction ou à la fantasy ou même au fantastique, et plutôt fédérés sous la bannière du « réalisme magique », le cas échéant : ainsi Jorge Luis Borges bien sûr (que j’ai évoqué sur ce blog à propos de L’Aleph et du Livre de sable), Adolfo Bioy Casares (dont j’avais chroniqué L’Invention de Morel ; compère de Borges, Bioy Casares avait parfois écrit à quatre mains avec ce dernier, comme dans Six Problèmes pour don Isidro Parodi), ou encore Julio Cortázar (que, honte sur moi, je n’ai encore jamais lu…). Des auteurs prestigieux, et bien diffusés en France.
Tous n’ont pas cette chance, et c’est sans doute regrettable – car la littérature argentine recèle probablement bien des merveilles inaccessibles à qui n’est pas hispanophone (comme votre serviteur). En témoigne donc Angélica Gorodischer, née en 1928, une auteure peut-être un peu plus connotée genre que les précités, néanmoins reconnue dans son pays (l’argumentaire de l’éditeur dit qu’elle est là-bas « aussi importante que Borges », mais je ne sais pas ce qu’il faut en penser...), et même au-delà (elle a obtenu plusieurs récompenses internationales, dont le World Fantasy Award en 2011 pour l’ensemble de son œuvre), mais qui, pour l’heure, était totalement inconnue en France, où seule une de ses nouvelles avait été traduite...
Sans doute fallait-il une « ambassade » pour faire connaître ses écrits en dehors de la seule Argentine, et, par chance, même si c’était bien tardivement, à l'âge de 75 ans, Angélica Gorodischer a bénéficié de l’attention de la meilleure des plénipotentiaires – ni plus ni moins qu’Ursula K. Le Guin (de la même génération, elle est née en 1929), l’immense auteure de science-fiction et de fantasy, La Meilleure, qui, je n’en avais pas idée, a aussi été traductrice. En 2003 paraît donc en langue anglaise, et sous ce patronage prestigieux, un étrange volume de fantasy (?), formellement une sorte de fix-up comprenant onze nouvelles, et titré Kalpa Imperial: The Greatest Empire That Never Was, reprenant deux brefs recueils en langue espagnole publiés une vingtaine d’années plus tôt, Kalpa Imperial, libro I : La Casa del poder, et Kalpa Imperial, libro II : El Imperio más vasto (qui avaient déjà été rassemblés en un unique volume en Argentine en 2001). Cette traduction a sans doute largement contribué à faire connaître Angélica Gorodischer au-delà des frontières de son pays natal – et pour le mieux, car il s’agit d’une œuvre parfaitement brillante, et qui le mérite assurément.
Il n’en a pas moins fallu encore quatorze années d’attente pour qu’Angélica Gorodischer connaisse sa première publication française en volume à son nom, avec ledit recueil, traduit de l’espagnol par Mathias de Breyne (déjà responsable de la seule précédente traduction française de l’auteure, une nouvelle donc dans une anthologie bilingue), aux éditions de La Volte – qui méritent plus que jamais des applaudissements pour cette parution, eh bien... plus que bienvenue : nécessaire.
DES RÉFÉRENCES ?
On est souvent tenté, au contact d’œuvres relativement méconnues, de jouer le jeu du name-dropping, afin de donner une idée au lecteur de ce qui l’attend, sur un mode superlatif qui n’est toutefois pas sans inconvénients car bien trop souvent réducteur, au risque même de diminuer la singularité de l’auteur que l’on pense honorer en lui accolant tant de noms prestigieux et intimidants.
L’éditeur, certes, ne s’en est pas privé, qui cite pêle-mêle, outre bien sûr des auteurs argentins au premier chef (incluant surtout Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares), d’autres références peut-être plus surprenantes : Mervyn Peake, Italo Calvino, et Doris Lessing. Le cas de cette dernière est sans doute à part : l’idée, au-delà d’une éventuelle parenté des œuvres, est probablement de mettre en avant une « grande dame de l’imaginaire », et, à ce compte-là, citer un prix Nobel peut paraître faire sens – surtout dans la mesure où La Volte a publié il y a peu Shikasta ? N’ayant pas encore lu ce dernier livre (mais je compte bien le faire, il serait assurément temps), je ne peux pas juger de la pertinence de cette association. Mervyn Peake, bien sûr pour sa « trilogie de Gormenghast » ? Je suis assez perplexe – guère convaincu, disons-le (à un détail près). Borges et Bioy Casares, cela paraît par contre couler de source, au-delà de la seule origine géographique ; si je ne connais pas assez le second pour me prononcer franchement, ce que j’ai lu du premier, par contre, soutient assez bien l’idée d’une parenté : les nouvelles d’Angélica Gorodischer, avec leur chatoiement, leur attention au style, leur magie narrative et leur subtile étrangeté, pourraient éventuellement côtoyer les Fictions, etc.
La référence à Italo Calvino est cependant peut-être la plus pertinente – même si je suppose qu’il faudrait ici mettre en avant Les Villes invisibles (j’y reviendrai), que je n’ai toujours pas lu, re-honte sur moi… En tout cas, c’est une mention que l’auteure paraît d’une certaine manière revendiquer, elle qui, dans ses remerciements en tête d’ouvrage, cite l’auteur du Baron perché, etc., aux côtés de deux autres, Hans Christian Andersen et J.R.R. Tolkien, « car sans leurs mots galvanisants ce livre n’aurait pas vu le jour ». L’art du conte déployé dans Kalpa Impérial suffit peut-être à justifier la référence à Andersen, que je connais mal, voire pas du tout, mais je trouve particulièrement intéressant qu’elle cite Tolkien – car sa fantasy semble pourtant emprunter des voies plus que divergentes par rapport au « Légendaire » tolkiénien. Le philologue oxonien a constitué de manière encyclopédique un univers cohérent couvrant plusieurs ouvrages de taille, riches de références et renvois internes, au fil d’une architecture narrative d’une complexité et d’une précision inouïes, presque maniaques. Mais pas l’auteure argentine, même en affichant au moins la façade d’un univers cohérent parcourant le recueil Kalpa Impérial (mais absent du reste de ses œuvres, je suppose) : ce sont l’ambiance, le vernis, plus que le détail du fond, qui justifient l’association des nouvelles du recueil – la manière de faire, le style, avec notamment cette mise en avant d’un « narrateur » qui se dit lui-même « conteur de contes », et joue de l’oralité propre à son art de la manipulation. L’Empire est là, mais il est si vaste, dans le temps comme dans l’espace, que, d’un récit à l’autre, les mêmes noms (de personnes, de lieux, etc.) n’ont aucune raison de revenir (il y a au moins une exception, sauf erreur : la Grande Impératrice figurant dans « Portrait de l’Impératrice » est mentionnée, mais juste en passant, dans « La Vieille Route de l’encens » ; mais je crois que c’est tout – je peux certes me tromper), et la continuité a quelque chose de douteux. L’idée de l’Empire, davantage que son caractère concret, et l’art du conte, unissent donc les textes, mais la précision encyclopédique n’est certainement pas de mise.
On pourrait, éventuellement, mentionner d’autres auteurs encore – dont, en fait, Ursula K. Le Guin, bien sûr ; je suppose qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que la créatrice de l’Ekumen et de Terremer ait été séduite par la fantasy chatoyante autant que subtile d’Angélica Gorodischer ; ce même si la parenté entre les deux auteures n’a rien de frontal ; peut-être, en fait, faudrait-il d’ailleurs chercher plutôt du côté de l’Orsinie ? Et ce même si les Chroniques orsiniennes demeurent à ce jour le seul livre d’Ursula K. Le Guin à ne pas du tout m’avoir parlé, pour je ne sais quelle mystérieuse raison…
Et d’autres noms encore, à titre plus personnel ? Oui – cette plume baroque et ce sens du conte, avec un certain humour parfois, peuvent rapprocher Kalpa Impérial de certains récits de Lord Dunsany, je crois. Et je crois aussi, à l’instar du citoyen Charybde 2, que l’on pourrait très légitimement, côté français, rapprocher Kalpa Impérial de certaines des œuvres des rares mais brillants Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer, avec cette Fédération qui grandit sans cesse, à la fois conformément à l’histoire et en la défiant, mais aussi Le Prophète et le vizir – car ce petit ouvrage joue bien sûr lui aussi de l’art du conte, avec une atmosphère empruntée aux Mille et Une Nuits que l’on peut retrouver dans Kalpa Impérial.
L’EMPIRE LE PLUS VASTE QUI AIT JAMAIS EXISTÉ
L’Empire le plus vaste qui ait jamais existé… C’est ainsi que le conteur le désigne à chaque fois, ou en usant d’une périphrase du même ordre. C’est en fait son caractère déterminant – avec son ancienneté immémoriale.
En fait, l’Empire existe avant tout en tant qu’idée – à supposer qu’il existe, c’est ce qui est à la fois problématique et intéressant avec les idées. Dès lors, ses frontières, temporelles et spatiales, sont nécessairement floues. L’Empire n’est pas, disons donc, la Terre du Milieu de Tolkien, avec ses nombreux chroniqueurs jugés implicitement fiables et ses cartes soigneusement annotées dans un perpétuel souci d’exactitude ; car le récit est ici laissé à des conteurs qui, de leur propre aveu d'une certaine manière, ne sont pas à un mensonge près.
L’origine de l’Empire, dès lors, est particulièrement floue – et cela a un impact non négligeable sur l’ambiance qui lui est associée… et éventuellement, pour qui tient aux étiquettes, sur sa caractérisation dans le registre de la fantasy ou de la science-fiction. Sa technologie a priori plutôt archaïque, même avec des variantes au fil des récits (qui semblent couvrir des millénaires, et passer d’une époque à l’autre sans plus d’explications), fait semble-t-il plutôt pencher la balance du côté de la fantasy, mais, à vrai dire, la magie ou le surnaturel ne sont guère de la partie, et, à bien des égards, il pourrait bien davantage relever d’un imaginaire rationaliste, caractéristique de la science-fiction.
D’ailleurs, s’agit-il d’un monde secondaire, ou de notre monde ? La question se pose, pour qui tient à se la poser, dès la première nouvelle du recueil, « Portrait de l’Empereur », dont le contenu pourrait être d’une certaine manière « post-apocalyptique », au sens où nous y errons dans les ruines d’une société qui fût brillante, et dont pourrait surgir une nouvelle civilisation. À cet égard, l’Empire pourrait évoquer la Terre mourante de Jack Vance, ou le continent de Zothique chez Clark Ashton Smith – mais sans magie, donc.
La question du lien avec notre monde est sans doute d’une pertinence variable – mais il peut être utile de mentionner ici qu’à l’autre bout du recueil, la dernière nouvelle (qui n’est peut-être pas le dernier conte, car c’est le seul récit du recueil à ne pas être introduit par la formule rituelle « le narrateur dit », etc., désignant le « conteur de contes »), la dernière nouvelle donc, « La Vieille Route de l’encens », introduit quant à elle l’idée de ce lien avec un caractère bien plus explicite : le vieux guide y joue en définitive le rôle du conteur, au travers d’une « reprise », en forme de mythe des origines, de l’Iliade et de l’Odyssée… avec pour héros des noms propres clairement dérivés de notre histoire – et pour l’essentiel des stars d’Hollywood ! À vrai dire, c’est une dimension du récit qui m’a un peu décontenancé, et qui me fait le priser beaucoup moins que la plupart de ceux qui précèdent – mais je suppose que ça se discute, et, en tout cas, qu’il y a quelque chose à creuser, ici.
D’autant que cette nouvelle a une autre ambiguïté : elle oppose des individus ne pouvant croire qu’il y ait eu un temps où l’Empire n’existait pas, et rejetant l'hypothèse comme une baliverne, et d’autres qui son prêts à l’envisager… si cela permet une bonne histoire. Or l’idée même de l’Empire est tout à fait problématique au prisme de cette éternité supposée – car cela peut donc être d’éternité que nous parlons, ou peu s’en faut : le recueil ne s’en fait bien sûr jamais écho directement, mais le « Kalpa » figurant dans son titre est en fait une conception propre à notre monde ; c’est une notion issue de l’hindouisme, une unité de temps correspondant à une journée de vie du dieu Brahma… soit 4,32 milliards d’années ! L’Empire aurait donc duré aussi longtemps ? Cela paraît très improbable – mais surtout dans la mesure où nos conceptions historiques et même préhistoriques prohibent l’acceptation d’une telle durée dans le règne humain.
De toute façon, l’idée d’un Empire, qui semble si incontestable aux personnages figurant dans ces contes (dit-on...), est probablement sujette à caution pour le lecteur (et à cet égard pour le ou les conteurs, dont l’art est donc aussi celui du mensonge et de la manipulation). En effet, ce que tous ces récits semblent nous dire, c’est que la continuité de l’Empire est illusoire : tous ces contes ou presque nous parlent de crises, et de brutaux changements dynastiques ; peut-être y a-t-il ici quelque chose (outre la référence argentine, bien sûr, mais j'y reviendrai plus tard) de l’histoire de la Chine, disons, où le Mandat Céleste a toléré bien des ruptures chaotiques tout en maintenant l’esprit de l’unité de l'empire, mais on est ici d’autant plus porté à trouver suspecte cette continuité posée en axiome que les conteurs eux-mêmes semblent, mais avec discrétion (pour ne pas tomber sous le coup de l’accusation de subversion ?), témoigner explicitement de ce que cette histoire n’est qu’un rêve, et peut-être pire (ou mieux ?) : une contrefaçon. Sinon pourquoi parler de cette dynastie des « Trois Cents Rois »… qui n’a en fait connu que douze monarques ? À moins bien sûr que la manipulation soit le fait, non de l’histoire, mais du conteur narquois, assis en face de vous, et que vous payez pour qu’il vous raconte de belles faussetés...
Mais le récit, de manière générale, justifie bien des entorses à la vérité. Alors admettons : l’Empire est le plus vaste qui ait jamais existé, et il a toujours existé. Mobile, cependant – peut-être, ou plus qu’on ne le croirait ; car les seules choses qui semblent vraies du début à la fin sont donc l’idée même de l’Empire, sinon son existence concrète, et l’immémoriale certitude de ce que le Sud est rebelle, car « "Tel est le Sud" » (titre de l’avant-dernier conte, mais l’agitation dans le Sud est évoquée dans la plupart des nouvelles d’une manière ou d’une autre) ; en fait, le Sud est peut-être bien le meilleur critère permettant de définir l’Empire – mais par défaut : en étant, il constitue par opposition l’Empire qu’il n’est pas, dans une optique presque manichéenne où le tiers semble exclu.
L’ART DU CONTEUR DE CONTES
Reste que le conteur joue un rôle essentiel – qui va probablement au-delà de celui de narrateur, même si chaque nouvelle, à l’exception de la dernière, s’ouvre justement sur la formule programmatique : « Le narrateur dit », ou quelque chose du même ordre. J’ai déjà relevé en quoi la dernière nouvelle, « La Vieille Route de l’encens », avait quelque chose de déconcertant, et cela va sans doute bien au-delà, mais l’absence du référent (que nous savons non fiable) du conteur y participe pour une bonne part.
En effet, c’est comme si la mise en scène du conteur relevait d’une forme de connivence avec le lecteur – ou plutôt l’auditeur, en fait, car c’est bien dans la tradition orale du conte que s’inscrivent ces divers récits. L’oralité s’exprime de bien des manières, toutes plus savoureuses les unes que les autres, incluant l’interpellation récurrente des auditeurs, ou d’autres effets de manche narratifs, certains peut-être innocents, comme les nombreuses digressions que s’autorise le conteur, mais qui n’ont parfois que l’apparence de la gratuité, d’autres peut-être bien moins, au travers du tissage soigneusement préparé d’ellipses ou au contraire d’allusions qui sous-tendent le récit, et l’orientent l’air de rien dans telle ou telle direction. Sans même parler, bien sûr, des « histoires dans l’histoire »… Sauf qu’il faut en parler, car cette conception de la narration sur le modèle des poupées russes est souvent à son tour le moyen d’exprimer de manière détournée « ce qui compte vraiment » dans l’apologie ou la critique de tel ou tel souverain depuis longtemps oublié, et qui n’a peut-être jamais existé. Autre effet analogue, d’ailleurs : la multiplicité des points de vue, même si ces diverses focalisations, en définitive, sont de toute façon manipulées par le conteur, au premier degré de la communication (voyez par exemple « Les Deux Mains »).
D’ailleurs, la mise en scène du conteur peut à son tour constituer un de ces effets de manche – et le conteur peut être amené à nous narrer sa propre histoire, qu’il insinue non sans malice dans la grande histoire. En témoigne surtout la nouvelle « Portrait de l’Impératrice », où la sagesse de la Grande Impératrice consiste à écouter les contes – et précisément ceux du conteur qui s’adresse à nous, là, maintenant, celui-là même et personne d’autre…
Mais que savons-nous autrement de ce conteur ? Rien. Et nous ne savons pas, notamment, si c’est le même conteur qui nous divertit au fil des dix premières nouvelles (la onzième étant donc peut-être à part), ou plusieurs représentants de cette estimable profession.
Peut-être ne savons-nous qu’une chose : le conteur, ou les conteurs, ne sont là que pour nous divertir, et éventuellement nous édifier. Noble mission qui peut très bien s’accompagner d’entorses à la réalité – ou, dit autrement, noble mission qui suscite une véracité d’un autre ordre, et forcément supérieure, car artistique (non, rassurez-vous, je ne suis pas Kellyanne Conway).
Réjouissons-nous : sous la plume chatoyante d’Angélica Gorodischer, nous lisons, ou plutôt nous écoutons, des conteurs plus qu’habiles et dont l’art savamment mûri et entretenu produit un effet délicieux. L’oralité des récits passe aussi par un style foisonnant et baroque, qui a quelque chose, sinon de la poésie (mais pourquoi pas ?), du moins de la scansion. Et en cela, les contes de Kalpa Impérial s’inscrivent dans une tradition éventuellement mythologique, et qui a la beauté outrancière des sagas et autres poèmes épiques – même quand le contenu s’avère, à y regarder de plus près, bien plus prosaïque : les registres alternent, et le sentiment d'unité demeure. Mais l’art du conteur, ou de l’aède, ou du scalde, c’est aussi d’embellir – pour séduire… et peut-être convaincre ? Il use avec habileté de ses « armes » à ces fins, et le résultat est admirable, ô combien convainquant.
DES HOMMES ET DES FEMMES...
L’histoire de l’Empire, c’est souvent celle des empereurs, et les contes de Kalpa Impérial évoquent bien des dynasties, longues parfois, fort brèves d’autres fois, et qui, comme de juste, alternent les bons gouvernants et les mauvais (fifty-fifty). C’est un aspect qui m’a saisi à la lecture, et qui ne coule pas forcément de source – notamment parce que le recueil a une dimension politique (et critique) marquée, sur laquelle je reviendrai bientôt. En fait, on pourrait se contenter d’y voir du fatalisme, mais je tends à croire que cela va au-delà – comme s’il y avait, derrière les figures plus ou moins enthousiasmantes ou répugnantes des gouvernants, un certain respect pour la chose politique ? Non sans humour, certes – éventuellement jaune, sinon noir, et l’ironie est souvent de mise, dans les mots du conteur ou de l'auteure, mais je tends à croire que ce n’est pas systématiquement le cas.
Il y a donc de bons empereurs, et d’autres qui sont mauvais – et la différence entre les deux ne renvoie finalement pas à un sketch des Inconnus. En fait, les bons empereurs, c’est-à-dire les empereurs sages et brillants, même s’ils sont parfois sévères, même s’ils sont débauchés (et alors ? Ça n’est d’aucune importance), etc., ont généralement ces points communs : une grande curiosité (associée à la conscience de leurs lacunes), et une certaine proximité avec le peuple. Plusieurs nouvelles en témoignent, mais surtout « Portrait de l’Impératrice », dans laquelle ladite Impératrice est issue des classes populaires, idée qui revient à plusieurs reprises ; mais, dans bien d’autres contes, nous retrouvons ce motif du monarque apprenant auprès de ses sujets, de bien des manières, cela dit – comme dans « La Fin d’une dynastie, ou l’Histoire naturelle des furets », où le peuple, incarné certes en deux figures d’exception, presque divines, permet à un jeune empereur de se libérer du protocole instauré par sa mère et qui l’étouffe, ou même dans « La Vieille Route de l’encens », d’une certaine manière. Apprendre auprès du peuple, ce n’est cependant pas apprendre auprès de n’importe qui, mais des sages qui s’y trouvent : un bien étrange médecin dans « L’Étang », ou, bien sûr, le conteur lui-même, dans « Portrait de l’Impératrice »...
Et les mauvais empereurs ? Ils sont donc tout aussi nombreux – c’est statistique, d’une certaine manière. Les méchants, les incompétents, les injustes, les idiots surtout (cela revient souvent, mais l’auteure semble dire que l’idiotie peut aussi affecter de « bons » empereurs, qui sont « bons » par défaut car trop bêtes pour être vraiment nuisibles)… Ils sont légion. Leurs règnes sont plus ou moins longs, plus ou moins cruels, plus ou moins dommageables à terme. Ils passent, en définitive – tout passe. Certes, ce n’est guère une consolation pour qui en souffre sur le moment…
Mais les humbles et les victimes peuvent jouer un rôle dans ces affaires, de manière plus ou moins inattendue. Car, de manière générale, et l’art du conte y est particulièrement propice, c’est même d’une certaine manière la raison d’être des nombreuses interpellations de l’auditoire, de manière générale donc les récits alternent sans cesse entre les « grands » et les « petits », au point de faire mentir le présupposé avancé plus haut voulant que l’histoire de l’Empire serait l’histoire des empereurs (les contes « Siège, bataille et victoire de Selimmagud » et « Premières Armes » s’éloignent même de la cour impériale de manière générale). Cette alternance perpétuelle n’est pas pour rien dans les bouleversements dynastiques, si la bêtise et la méchanceté des empereurs ont éventuellement un rôle de déclencheurs. À cet égard, rien d’étonnant à ce que le thème de la vengeance soit récurrent (par exemple dans « L’Étang » et « Premières armes », de manière affichée, mais c’est aussi vrai de bien d’autres contes, incluant « La Fin d’une dynastie, ou l’Histoire naturelle des furets », « Siège, bataille et victoire de Selimmagud », « Et les rues vides » ou « "Tel est le sud" »).
Au-delà, le thème de l’individu insignifiant appelé à une grande destinée est typique des contes, de manière générale, et Kalpa Impérial ne déroge pas à cette règle ; ce, qu’elle en use sur un mode presque burlesque (dans « Siège, bataille et victoire de Selimmagud »), ou, en partant pourtant de cette base, sur un mode en définitive épique (« "Tel est le sud" »). Parfois, ces personnages bouleversent le monde de par leurs choix – mais déterminer le caractère libre de ce choix n’est pas toujours évident, et l’art du conte, à la manière du narrativium à la Pratchett, semple plutôt appuyer l’idée de fatalité.
Un dernier point à évoquer, peut-être : nous parlons donc ici d’empereurs, mais aussi d’impératrices – et pas au sens d’épouses ; de même, quand les contes quittent la cour impériale pour des intrigues au niveau de la rue, les femmes ont une présence essentielle, et éventuellement toute politique. Le sexe des personnages ne les détermine pas – du moins au sens où des femmes peuvent lutter et parfois vaincre l’étouffant carcan patriarcal dont est, au mieux épisodiquement, affecté l’Empire. Certes, il est quelques femmes dans ces récits qui semblent avoir presque pour fonction de souffrir aux mains des hommes (la concubine dans « Et les rues vides », surtout – mais justement : nous ne la voyons pas vraiment, elle suscite l’histoire sans en être véritablement), mais la résignation et la soumission ne sont le plus souvent guère de la partie – en témoigne par exemple l’ardente jeune femme de « L’Étang ». Mais deux nouvelles subliment encore cette dimension au niveau supérieur de la haute politique, qui sont « Portrait de l’Impératrice » (ladite Grande Impératrice semble le type idéal du bon monarque dans l’ensemble du recueil), et « La Vieille Route de l’encens », où le souvenir de la Grande Impératrice, justement, vient mettre à mal les préjugés politiques machistes dans lesquels se complaisent des marchands bourgeoisement bornés. Je crois que la parenté avec Ursula K. Le Guin est ici particulièrement marquée, qui consiste à mettre en avant des personnages féminins complexes et solides par eux-mêmes avec le plus grand naturel – qui est la meilleure des démonstrations. Je note qu’en 1996, Angélica Gorodischer a reçu le Prix Dignité de l’Assemblée Permanente pour les Droits de l’Homme, pour son action en faveur des droits des femmes – le reste de son œuvre en témoigne peut-être davantage, mais je crois tout de même qu’il y a de cela dans Kalpa Impérial.
… ET DES VILLES
Kalpa Impérial traite donc d’hommes et de femmes, comme de juste… mais pas uniquement. Car il est d’autres personnages qui sont au moins aussi importants, et peut-être davantage : les villes.
L’imaginaire de Kalpa Impérial est en effet essentiellement urbain. D’une ville à l’autre, certes, au long des routes empruntées par les caravanes (explicitement dans « La Vieille Route de l’encens »), nous parcourons déserts étouffants et forêts oppressantes, nous nous heurtons le cas échéant aux frontières infranchissables des montagnes ou de l’océan, mais la sauvagerie, à proprement parler, est surtout l’apanage du Sud (ce qu’illustre bien sûr avant tout « "Tel est le sud" ») ; par opposition, l’Empire est donc souvent caractérisé par sa dimension urbaine.
Et certaines de ces villes constituent donc des personnages à part entière. Deux nouvelles, tout particulièrement, en témoignent, qui jouent de la carte de l’histoire au long cours où les villes survivent aux hommes... et à vrai dire tout autant aux dynasties : j’avais déjà évoqué « Et les rues vides », mais l’exemple le plus saisissant est certainement « Au sujet des villes qui poussent à la diable », chronique complexe, bigarrée et grandiose, pas dénuée d’humour cependant, ou du moins d’ironie, et qui constitue probablement ma nouvelle préférée de l'ensemble du recueil. On peut être d’un avis différent, certes, ainsi le camarade Erwann Perchoc sur le Blog du Bélial’, pour qui c’est justement la moins bonne nouvelle du recueil – mais je le rejoins sur un point : côté anglo-saxon, cet imaginaire urbain n’est pas sans évoquer un China Miéville (outre le Calvino des Villes invisibles, je suppose, et, ajouterais-je, les villes merveilleuses de Lord Dunsany).
En dehors de ces cas-limites, la ville a presque toujours son importance, cruciale – et constitue une part essentielle de l’imagerie des contes, ne serait-ce, d’ailleurs, que dans la figuration des places ou des tavernes où s’installe le conteur pour régaler son auditoire de ses billevesées. La ville, dans ses ruines, est source de connaissance et de pouvoir dans « Portrait de l’Empereur », et « L’Étang » a une adresse dans les quartiers populaires. Les commerçants, dans « Portrait de l’Impératrice » et « Premières armes », expriment bien sûr, en contraste marqué avec le chatoiement impérial, une dimension bourgeoise au moins aussi essentielle à l’idée de l’Empire.
Parfois, d’ailleurs, au sein de la ville en tant que personnage, tel ou tel bâtiment devient à son tour un personnage ; je suppose que c’est ici que l’on pourrait éventuellement faire le lien avec le « Gormenghast » de Mervyn Peake ? Avec cependant cette insistance urbaine qui l’emporte.
Et les exceptions sont significatives, et reléguées en fin de volume : d’abord « "Tel est le sud" », justement parce que tel est le Sud, et « La Vieille Route de l’encens », qui emprunte le désert, et s’arrête en définitive aux portes de la ville, la destination de la caravane, car celle-ci choisit de patienter encore un peu – au prétexte que le désert suscite d’autres contes… Décidément, cette nouvelle est à part.
LE SPECTRE DE LA POLICE POLITIQUE
Reste un aspect non négligeable à envisager : la dimension politique de Kalpa Impérial.
Au cours du XXe siècle, l’Argentine a connu une histoire politique tumultueuse, voyant se succéder divers régimes souvent autoritaires – et le mot est bien trop faible concernant la dictature militaire de 1976-1983, dite du « Processus de Réorganisation Nationale », et initiée par le coup d’État du général Videla, mettant en place une nouvelle junte militaire. Une dictature cauchemardesque, qui s’est complu dans les pires atrocités.
Bien sûr, les publications, quelles qu’elles soient, étaient alors particulièrement surveillées. Kalpa Impérial, ou plus exactement le premier des deux recueils, La Casa del poder, paraît en 1983, soit l’année même de la chute du régime – sans doute parce qu’il n’aurait pas pu être publié avant cela. Car le livre est émaillé de références aux événements vécus par Angélica Gorodischer comme par tous les Argentins.
Ne pas s’y tromper, cependant : Kalpa Impérial n’est pas une dystopie « à thèse », disons, comme 1984 de George Orwell, ou, peut-être plus exactement, car il y aurait alors ce même rapport à des événements vécus très concrètement dans son propre pays, Nous autres de Zamiatine. D’ailleurs, ce n’est même pas une dystopie tout court : l’Empire n’est pas un régime cauchemardesque et unilatéralement maléfique, odieux et pervers – il l’est parfois, mais il est donc tout aussi souvent prospère, heureux, libre, et juste : bons empereurs et mauvais empereurs se succèdent, l’institution persiste en évoluant, et l’idée de l’Empire dépasse donc les jugements de ce type, envisagés comme forcément ponctuels.
La multiplicité des crises traversées par le régime impérial, avec sans cesse de nouvelles dynasties qui souvent ne durent guère, peut sans doute rappeler l’histoire tumultueuse de l’Argentine alternant phases plus ou moins démocratiques (plutôt moins pour ce que j’en sais ou crois en savoir) et d’autres résolument autoritaires, avec le péronisme par essence inconstant qui ne cesse de faire le grand écart entre toutes les options envisageables, sur tous les axes idéologiques (je suppose que l’on peut faire le lien avec l’Empire tout aussi inconstant, dès lors, mais je dis peut-être des bêtises).
Mais les horreurs de la junte militaire de 1976-1983 sont directement évoquées dans Kalpa Impérial, encore qu’avec subtilité, puisqu’il ne s’agit donc certainement pas de marteler une thèse – même si la condamnation de ces exactions est bien sûr transparente. La critique intervient, mais par petites touches, avec un grand naturel qui participe de la narration.
Dans nombre de contes, les atrocités relevant de la « police politique » sont donc présentes. Parfois, cela implique d’envisager le sommet de l’État, avec les plus pervers et cruels des empereurs s’asseyant sur le trône (« Et les rues vides », par exemple, ou « "Tel est le sud" »), mais, souvent, les choses se jouent à un échelon inférieur – et les monstres sont alors tel chef de la police zélé, tel noble obsédé par sa prérogative, tel soldat avide de sang : tous sont des « petits chefs », des « kapos », autant de brutes sadiques et répugnantes, qui aiment enlever, torturer, tuer, et n’ont finalement guère besoin de se draper dans les atours du salut public pour « justifier » leurs crimes ; ce en quoi ils ne sont pas toujours si éloignés des libertins égotistes du Divin Marquis, incarnant les différents pouvoirs d’une société foncièrement inégalitaire et arbitraire.
Le traitement de ces ordures au long du fix-up est intéressant – car Angélica Gorodischer, souvent, use de l’humour et de la raillerie plutôt que de se contenter de l’indignation. Ces personnages, aussi redoutables soient-ils, et sans bien sûr jamais minimiser les souffrances de leurs victimes, s’avèrent avant tout parfaitement ridicules. Leur pouvoir, dont ils sont si fiers et si prompts à abuser, ne change rien au fait qu’ils sont essentiellement des sous-fifres et des minables. Sans doute serait-il malvenu de faire intervenir ici, d’une manière ou d’une autre, l’idée d’une justice transcendante, mais la possibilité que ces sales types paient enfin pour leurs crimes paraît assez élevée – et leur condamnation, en affirmant leur abjection, fera tout autant la démonstration de leur nullité intrinsèque.
Dans un registre différent, je suppose enfin que cette idée d’un Sud perpétuellement rebelle pourrait faire sens dans le contexte argentin, ou à une échelle géopolitique plus ample. Toutefois, mes idées ne sont vraiment pas claires à ce propos, et je suppose que j’ai déjà écrit assez de bêtises comme ça (pardon), je vais donc m’en tenir là.
CHEF-D’ŒUVRE !
Vous vous en doutez, le bilan est plus que positif. Kalpa Impérial fait partie de ces ouvrages pour lesquels le qualificatif de « chef-d’œuvre » n’est en rien galvaudé. C’est un livre brillant et beau, singulier et fort, roublard et fascinant. La plume chatoyante de l’auteur, dans son oralité complice, confère à ses tableaux un séduisant vernis empreint d’humour, et épique en même temps, qui convainc, enthousiasme, passionne toujours un peu plus à chaque ligne.
On pourrait déplorer le caractère tardif de cette traduction française – il a fallu, après tout, attendre que l’auteure atteigne l’âge canonique de 89 ans… Mais ce serait malvenu : mieux vaut féliciter La Volte pour cette entreprise plus que nécessaire, qui permet enfin aux lecteurs francophones de découvrir une œuvre fascinante et une auteure immense, au sommet de la fantasy.
Kalpa Impérial est de très loin le meilleur livre paru cette année que j’ai lu, pour l’heure. Très chaudement recommandé, et c’est peu dire.