Kampuchéa
7.2
Kampuchéa

livre de Patrick Deville (2011)

Une première lecture nous avait laissé un peu perplexe.
Cette relecture en plein périple cambodgien s'est avérée la bonne : il faut en effet une bonne connaissance de l'histoire de l'Indochine en général et du Cambodge en particulier pour apprécier ce bouquin foisonnant comme l'est la géopolitique complexe de la région.
En 2009, Patrick Deville est sur place à Phnom Penh pour 'couvrir' le procès des Khmers Rouges.
L'occasion pour lui de parcourir la région, non seulement le Cambodge mais également le Laos où mourut Henri Mouhot, et de rendre visite aux voisins encombrants que sont le Vietnam et la Thaïlande. Et l'occasion de parcourir à grandes enjambées l'histoire récente et tourmentée du pays que Pol Pot et ses Frères appelèrent pendant quelques années le Kampuchéa Démocratique.
Tout y passe : bien sûr la découverte d'Angkor par le chasseur de papillons, les voyages des autres pèlerins comme Pierre Loti, Graham Greene, André Malraux et d'autres encore, moins connus, le bourbier créé par les antagonismes des puissances coloniales, la lâcheté royale dont surent si bien profiter ces mêmes puissances coloniales (et réciproquement), les guerres indochinoises, les invasions des voisins trop bienveillants et bien sûr les années noires des Khmers rouges.

[…] Les États-Unis ont déversé des centaines de milliers de tonnes de bombes sur un petit pays avec lequel ils n’étaient pas en guerre. Il est tombé davantage de bombes sur le Cambodge et le Laos que sur le Japon pendant toute la guerre du Pacifique. Chacune de ces bombes accélérait la victoire des Khmers rouges ici et du Pathet Lao à Vientiane.

Son portrait des Khmers rouges et de leur doctrine est d'ailleurs bigrement intéressant car réussissant à dépasser la diabolisation trop facile. L'auteur arrive à restituer toute l’ambiguïté de ces intégristes fanatiques mais purs qui surent profiter du bénéfice du doute au départ des américains et de notre trop bienveillante cécité occidentale, aveuglés que nous étions par leur charme 'rouge', on s'en souvient.
Patrick Deville, historien voyageur, excelle dans l'art de mélanger les époques et les régions, de tracer des perspectives inattendues et d'établir des rapprochements étonnants. Sautillant entre les événements, les lieux et les personnages, il esquisse des portraits souvent féroces, toujours intéressants.

[…] Le dernier roi de Luang Prabang pouvait profiter du confort de la DS noire que la France lui avait offerte, la même que celle du général de Gaulle, puis de la Cadillac blanche aux sièges de cuir rouge, la même que celle de Kennedy, que les États-Unis, par surenchère, lui avaient offerte quelques années plus tard, avant que la royauté ne fût abolie, et que le Palais royal ne devînt le Musée national, dans le garage duquel les deux automobiles finissent de rouiller côte à côte et les pneus à plat, en une allégorie de l’impérialisme vaincu.

Et pour peu que l'on dispose des connaissances de base sur la région et son histoire, son bouquin est passionnant : plus difficile et moins fluide que sa biographie d'Alexandre Yersin mais tout aussi enrichissant.
Patrick Deville fait feu de tout bois, y compris de ses propres précédents bouquins, un peu à la manière d'Emmanuel Carrère. Il adore également tirer des raccourcis géographiques ou historiques, au risque parfois de tracer des lignes droites par trop réductrices. Cela peut déranger certains mais nous on aime bien ces regards inattendus, ces perspectives originales, ces angles étonnants : l'auteur n'a pas de thèse à défendre et tout cela n'a pas d'autre prétention que de nous secouer un peu les neurones.
Ce livre est une excellente occasion de s'intéresser à ce petit pays qu'est le Kampuchéa, coincé entre la Thaïlande et le Vietnam qui l'envahirent périodiquement, un état qui semble n'avoir dû sa survie qu'aux apprentis géographes coloniaux, un royaume khmer autrefois rayonnant à qui l'on doit les temples d'Angkor, un pays pauvre et affaibli aujourd'hui, vendu aux compagnies étrangères par des dirigeants corrompus : c'est désormais l'heure de la néo-colonisation pour les bienveillantes puissances amies qui s'étaient entre temps racheté une bonne conscience avec le procès des Khmers rouges.
La semaine dernière nous remontions sur diverses embarcations le Mékong écrasé de chaleur, de Saïgon vers Phnom Penh et Angkor : le soir, on se laissait bercer par la prose savante de Patrick Deville qui, quelques cinq ans plus tôt, remontait lui aussi le cours tranquille du fleuve et celui, plus tumultueux, de l'Histoire.
BMR
8
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le 22 mars 2014

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